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«… Tu dors maintenant près de la sainte Byblos, et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer. » Ces paroles sublimes que Renan adresse à l’âme de sa sœur Henriette, au commencement de sa Vie de Jésus, le bon vice-consul eût pu les graver aussi sur la tombe d’Alice. Mais la calme raison philosophique de Renan ne voyait dans cette communion avec une sœur à jamais disparue qu’un phénomène dont il était l’auteur. Oui, dans une âme qui commue à croître, les pensées déposées par ceux qui ne sont plus et que nous aimions se développent mystérieusement. « Même ici-bas, les morts sont plus vivans que nous. » Telle chose que l’aimé disparu m’avait dite, je la comprends seulement maintenant. Il s’est fait en moi un sourd travail dont je n’avais pas conscience ; l’idée qui vient d’un autre s’est greffée dans mon cerveau, elle y a poussé lentement, une belle fleur est née, une fleur dont l’éclat m’étonne et me remplit d’une émotion auguste, comme si c’était lui, ce corps desséché sous la terre, qui se levait tout à coup, plein de vie, pour me la tendre. Ceux qui ont pensé, aimé, donné d’eux-mêmes ne meurent jamais, et ceux qui n’ont jamais ni rien pensé, ni rien donné, ils ont beau s’agiter pour me faire croire qu’ils sont vivans, je sais bien que ce sont des morts que je coudoie, — d’éternels et méprisables morts !

Cette conception très grande, Lawrence l’eut très vive, mais faussée par son spiritualisme mystique. Pour lui, qui se mettait en rapport avec Dieu, pour qui sa maison, suivant l’expression de l’illuminé Cazotte, « était si peuplée d’esprits qu’ils l’empêchaient de voir les vivans, » était-il possible que cet esprit-là qu’il avait tant aimé, dont il avait été adoré, s’évanouît et l’abandonnât ? Une nuit, une semaine à peine après sa mort terrestre, Alice revint radieuse, triste seulement de le voir inutilement en larmes. Alors, commença pour Lawrence une existence à la fois triomphale et misérable. Il plongea dans une aberration pleine de délices dont il croyait vivre, et qui le firent mourir. Cette fin de sa vie est si épouvantable que je n’y insisterai pas. Non-seulement il « sentait » Alice, mais il la faisait sentir ; les fidèles qui l’entouraient prédisaient son arrivée, s’entretenaient avec elle en même temps que lui, et entendaient les mêmes choses ! De loin, les gens venaient en pèlerinage voir cet homme surnaturel qui savait guérir les malades en les prenant par la main. Son activité était restée incroyable. Il quittait Haïta pour aller en Amérique, en Europe, porter la vérité transcendante à une âme inquiète. Un clergyman anglais, après avoir lu son livre, se sentit converti, abandonna sa