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l’Europe du moyen âge, M. Bédier nous l’a dit. Il a fait voir que, sortis de la classe bourgeoise, et composés pour elle, les Fabliaux sont donc ainsi, non-seulement contemporains, mais solidaires, à proprement parler, de la formation des « communes » et du « tiers-état. » Un ferment démocratique s’introduit avec eux dans une littérature jusque-là manifestement aristocratique. Menacée dans son principe et le sentant avant de le savoir, cette aristocratie se replie instinctivement sur elle-même ; elle s’enferme, elle s’exalte aussi dans le sentiment de sa supériorité d’éducation, d’habitudes ou d’idéal ; et les Romans de la Table-Ronde, expression de ce contraste, deviennent la contre-partie des Fabliaux populaires. Sancho Pan ça se rue en cuisine, tandis que don Quichotte, coiffant l’armet de Mambrin, va courir les aventures ; et l’amour de Tristan et d’Yseult, plus fort que la mort, condamne, du haut de sa noblesse, les grossiers plaisirs des pautonniers d’Arras et d’Orléans.

Là même est la raison de l’apparente contradiction que l’on a si souvent signalée dans la littérature du moyen âge : « Jamais, dit M. Bédier, plus que dans les fabliaux, les femmes n’ont courbé la tête, et l’on peut douter, à lire les chansons d’amour, les Lais, les romans de la Table-Ronde, si jamais elles ont été exaltées aussi haut. » Et encore : « Jamais plus que dans les fabliaux ou dans la poésie apparentée du XIIIe siècle, on n’a rimé plus de vilenies, et jamais plus qu’en ce même XIIIe siècle, on n’a accordé plus de prix aux vertus de salon, à l’art de penser et de parler courtoisement. Qu’on se rappelle le Lai de l’ombre, le Lai du conseil, les Enseignemens aux dames de Robert de Blois. » Mais la contradiction n’est qu’apparente ou superficielle, et pour peu que l’on creuse, on s’aperçoit bientôt qu’il n’y a rien là de contradictoire, s’il n’y a rien de plus naturel.

C’est que, d’une manière générale, pas plus en littérature ou en art qu’ailleurs, il n’y a d’action sans réaction ; et si l’observation est vraie de tous les temps, combien ne l’est-elle pas davantage de ceux où le poète, comme au moyen âge, n’étant que l’amuseur de ceux qui le font vivre, n’est aussi, pour cette raison même, que le témoin de leurs goûts, le miroir de leurs mœurs, et l’écho de leurs passions ! Aux belles dames donc les longs romans, Tristan, Lancelot, Perceval, les inventions subtiles et charmantes qui leur donnent à elles-mêmes la sensation de ce que leur pouvoir a de plus pur et de plus noble ; mais aux vilains les sottes plaisanteries ou les obscénités qui les secouent d’un gros rire, en les vengeant de leur misère ou de leurs humiliations ! La littérature des Fabliaux, populaire ou bourgeoise, était une réaction contre la littérature féodale des Chansons de geste. Les romans de la