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SCHOPENHAUER


marge de son manuscrit : « Nota bene, quand j’aurai fini ma traduction, je me tuerai. » Il a fini sa traduction et il s’est tué, démontrant ainsi qu’il était homme de parole. Mais quand on reproche à Schopenhauer de n’en avoir pas fait autant, on oublie que sur ce point il a été d’accord avec sa doctrine, qu’il avait formellement condamné le suicide. N’avait-il pas déclaré que, si le sage doit s’appliquer à supprimer en lui la volonté d’être, le malheureux qui se tue, loin de tuer sa volonté, cesse de vivre parce qu’il ne cesse de vouloir et qu’il veut en finir avec la douleur ? « Or la douleur, disait-il, est la suprême mortification, qui conduit au renoncement et à la délivrance, et il en est de l’homme qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant pas le courage de subir une opération douloureuse, mais salutaire, préfère garder sa maladie. »

Non-seulement il n’a jamais pensé à se détruire, il s’occupait sans cesse de se conserver ; peu d’hommes ont pris tant de soin de leur chère personne et ont été plus attentifs à la défendre contre tout accident. La crainte de la petite vérole le chassa de Naples ; il s’enfuit de Vérone parce qu’on y prisait du tabac empoisonné, il se sauva de Berlin pour échapper au choléra. Il eut longtemps l’habitude de ne s’endormir qu’après avoir mis un pistolet chargé sous son oreiller. Il logeait au premier étage pour être plus vite dans la rue si le feu prenait à la maison. Il n’aurait pas souffert qu’on lui fit la barbe avec un autre rasoir que le sien, et de peur de boire dans un verre contaminé, il emportait toujours une coupe de cuir dans sa poche. M. Bourdeau a eu raison de dire qu’il aurait pu s’approprier le mot d’un de nos vieux satiriques : « Je ne crains rien, fort le dangier. » Mais ce ne sont pas là des traits de caractère, c’est de la physiologie et de l’hérédité. Il était né maniaque, et il avait de qui tenir.

Sa grand’mère paternelle avait été folle, deux de ses oncles avaient été fous, et son père était un homme bizarre. Dès les premiers mois de la grossesse de sa femme, Henri-Floris Schopenhauer avait décidé qu’elle lui donnerait un fils, que ce fils serait un grand négociant, qu’il s’appellerait Arthur, et, comme il était anglomane, il entendait qu’Arthur naquît dans la peau d’un Anglais. A cet effet, il emmena sa femme à Londres ; mais, à peine s’y fut-on établi, il se ravisa, et, dans la mauvaise saison, quoique la mer fût démontée, il la ramena précipitamment à Dantzig, où elle accoucha deux mois plus tard. Si ses couches furent heureuses, ce n’est pas à son mari qu’elle en eut l’obligation. Ce même homme s’est tué dans un accès de fièvre chaude, en se jetant d’une lucarne dans un des canaux de Hambourg. Il aurait été incapable de composer un livre intitulé : le Monde comme volonté et comme représentation. Il a laissé à son fils le soin de l’écrire, et il faut savoir gré à Arthur Schopenhauer d’avoir prouvé qu’on peut être à la fois un maniaque et un puissant raisonneur.

Les pessimistes ont toujours affecté de haïr les femmes, et il est