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SCHOPENHAUER


joignait l’adresse à la grâce. En 1806, à peine s’était-elle installée à Weimar, Goethe, au grand scandale de la cour et de la ville, épousa sa maîtresse, Christiane Vulpius. Il la présenta à la nouvelle venue, qui lui fit grand accueil : « Puisqu’il lui donne son nom, disait-elle, nous pouvons bien lui offrir une tasse de thé. » Elle s’acquit ainsi les bonnes grâces du grand homme, et, en peu de temps, son salon, comme elle l’annonçait à son fils, devint « un cercle littéraire qui n’avait pas son pareil en Allemagne. »

Elle avait rendu un grand service à ce fils ingrat, condamné par son père à se faire commerçant ; elle avait révoqué la sentence, l’avait encouragé à suivre la carrière pour laquelle il se sentait né. Mais leurs caractères s’accordaient peu. D’humeur souple et gaie, elle lui reprochait non-seulement la noirceur de ses pensées, mais son orgueil, sa superbe, sa sagesse oraculaire, son olympienne fatuité : « Quoiqu’il soit nécessaire à mon bonheur de te savoir heureux, lui disait-elle, je me soucie peu d’être témoin de ta félicité ; il me serait difficile de vivre avec toi. » De son côté, il l’accusait d’aimer trop la représentation et la dépense. Mais quels que fussent ses griefs, il n’aurait jamais rompu avec elle si elle n’avait écrit des biographies, des voyages, des romans, qui se vendaient, tandis que la prose d’Arthur Schopenhauer ne se vendait point. Cette blessure ne se ferma jamais : « On lira encore mon livre, lui écrivit-il un jour, quand le dernier exemplaire du tien aura été porté dans la décharge. » Un philosophe assez jaloux des succès littéraires de sa mère pour la prendre en haine est un cas assez rare. Longtemps après et quand elle n’était plus de ce monde, Frauenstädt découvrit dans les œuvres posthumes d’Anselme Feuerbach un portrait dur et fort désobligeant de Johanna Schopenhauer. Il s’empressa de copier le passage et de l’envoyer au maître qui lui répondit : « Le portrait n’est que trop ressemblant. Dieu me pardonne ! cela m’a fait rire. » Il avait enseigné pourtant comme un point de doctrine que l’intelligence est à la bonté de cœur ce qu’est la lumière vacillante d’un flambeau à la clarté sereine du soleil. — « Dieu me pardonne, cela m’a fait rire ! » — Encore un coup, qu’en eût dit Bouddha ?

Il y a une justice qu’il faut lui rendre, il s’est toujours donné pour ce qu’il était, sa correspondance en fait foi. Il admirait beaucoup Rancé, et en voyant son portrait, il dit d’une voix émue : « C’est l’affaire de la grâce ! » Il savait bien que la grâce lui manquerait toujours, et il en prenait facilement son parti. À ceux qui lui reprochaient le désaccord de sa doctrine et de sa vie, il répondait : « Occupez-vous de ce que je dis, ne vous occupez pas de ce que je fais. » Il aurait pu répondre aussi : « Il suffit au sculpteur que sa statue soit belle ; est-il tenu d’être beau lui-même ? » Malheureusement il s’est avisé un jour de se faire une place parmi les fondateurs de religion, et cette prétention a tout gâté. Les fondateurs de religion s’engagent à faire ce