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conduit hier soir dans une cellule toute proche de celle-ci et m’a détendu d’en sortir tant qu’il ne me rappellerait point. J’ai compris, au désordre du château et aux cris de la rue, que des choses très graves allaient s’accomplir, que des hommes se battaient et mouraient. Mais je ne savais pas la cause de ce tumulte autour de notre maison. Un homme d’armes, tout en sang, la tête fendue, est venu se cacher dans ma retraite pour y panser sa blessure ; il m’a tout raconté. Alors, me voici. Père, père, ayez pitié et pardonnez-moi mon audace. Je suis petit, débile et sans armes. Mais je ne veux pas qu’ils vous fassent du mal, qu’ils lèvent le bras contre vous. Le soir où ma mère est morte, j’étais près de son lit, et je vois encore sa figure blanche ; elle s’est penchée vers moi et m’a dit bien bas à l’oreille des paroles que je n’ai point oubliées. J’ai promis d’être toujours fidèle à son dernier vœu. J’ai promis d’être un jour le chevalier de l’Église et son fils très docile. Et puis j’ai reçu son dernier baiser et elle s’est endormie dans une grande paix. C’est maintenant l’heure de tenir mon serment. Ils n’oseront peut-être pas vous frapper s’ils doivent toucher d’abord au fils de leur seigneur. Et si je n’ai que des prières pour vous défendre, elles donneront peut-être le temps à vos amis armés de parvenir jusqu’à vous et de vous sauver…

Et, très timide, après un peu d’hésitation :

— Alors, ajouta-t-il, c’est pour lui, pour son salut, que je supplierai.

— Pauvre enfant ! dit Grégoire, cher petit chevalier de l’Église ! Viens donc à moi et que Dieu couvre nos deux faiblesses de son bouclier !

Victorien s’approcha avec un grand respect du prisonnier et s’assit à ses pieds. Le vieux pontife imposa ses mains sur la tête du jeune garçon, laissant errer ses doigts dans les boucles soyeuses de la chevelure. L’enfant ne pleurait plus. Il se sentait sacré. Un éclair d’orgueil passa sur son front et ses yeux se portèrent, avec une fermeté héroïque, vers l’entrée de la cellule. La lutte était maintenant tout près, dans l’étroit corridor. Encore quelques minutes, et le sacrilège serait consommé.

Une voix, la voix de Cencius, retentit, rude et brève. À plusieurs reprises, il répéta une sorte de commandement militaire. Le silence se fit tout à coup, et le baron, repoussant la porte avec violence, s’abattit sur ses deux genoux devant Grégoire VIl.

Il était mortellement pâle ; on lisait dans ses yeux l’épouvante de l’homme qui se voit périr, sans espoir, en pleine mer furieuse. Sa cuirasse brisée était souillée de sang ; il lança à terre son épée rompue.

Le pape et l’enfant s’étaient levés. Grégoire fit un geste formidable