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dans l’azur verdâtre du ciel, les vives arêtes rocheuses se détachent avec des tons d’or clair, tandis que les gorges et les vallons, voilés d’une ombre légère, prennent des teintes riantes de turquoises. Plus près, au midi, les montagnes latines, Albano, Tusculum, couvertes de vignes et de châtaigniers, les hauteurs boisées de Nemi, revêtent un bleu plus sombre, un bleu de velours. Puis, en bas, partout, dans l’horizon immense, c’est la solitude grandiose de la plaine vide, de la prairie indéfinie, où l’histoire a semé ses ruines, des aqueducs brisés, des tours féodales et des tombeaux. Là-bas, Rome dresse sa tête impériale par-dessus ses vieux remparts. Le silence est profond, le silence du désert. Au loin, les grands bœufs blancs, la tête penchée sur l’herbe pâle, semblent immobiles. On peut passer, à cet endroit, un temps fort long, sans entendre d’autre bruit vivant que le cri aigre d’un oiseau de proie qui plane très haut, dans la lumière, avec le lourd battement de ses ailes fauves.

Quand nos voyageurs avaient atteint ce lieu de contemplation, Joachim étendait à terre son manteau pour Pia et l’abbesse, et tous les quatre admiraient la fête solennelle du paysage. Puis, l’évêque évoquait mille souvenirs vagues sur Énée, Romulus, Jules César et l’empereur Tibère, contemporain de Jésus-Christ. Pia chantait quelque naïve ballade entendue par elle, un soir de veillée, à Soana :

« O combien de temps j’ai désiré — avoir un amoureux qui fût musicien, — et voilà que Dieu me l’envoie, — Tout couvert de roses et de rubis. — Et voici qu’il vient à petits pas, très doucement, — la tête basse et qu’il joue de la viole.

« Je suis amoureuse du joueur de viole ; — La musique en est belle et console mon cœur ; — La musique en est belle et le musicien gentil. — L’amour du musicien me fait mourir. — La musique est belle et le jeune garçon très vif. — L’amour du musicien ne me laisse plus la paix. »

Et Victorien, tout en cueillant pour Pia des marguerites, des anémones et des œillets sauvages, répondait à sa voix par quelque strophe de romance chevaleresque apprise d’un écuyer de son père :

« — Le vieux chapelain a fait enfermer ma belle au sommet d’une tour si haute que, dans les mois d’hiver, les nuages noirs couvrent la cellule où elle languit.

« Puis il a mis au pied de l’escalier de la tour une garde d’honneur, trois moines à la tête chauve, qui, nuit et jour, prient douloureusement pour le salut de ma belle.

« Mais la tour n’est point si haute ni les moines si vigilans que, l’amour me prêtant ses ailes, je n’aille retrouver bientôt, dans sa cellule, au haut de la tour, ma bien-aimée. »