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et l’effroi de ses premières nuits dans la maison de Grégoire ; puis, tout à coup, il revit le château de son père, au bord du Tibre, dans la vieille Rome, et l’image de Cencius s’empara de sa pensée.

Depuis une année, il avait songé bien des fois au proscrit. Même en ses jours de plus grand bonheur, près de Pia et de Joachim, il se demandait avec angoisse pourquoi aucune nouvelle du triste pèlerin n’était jamais parvenue jusqu’à son fils. Cencius l’avait donc oublié et la tombe du Sauveur ne lui avait inspiré aucun retour de tendresse vers l’enfant à qui il devait la miséricorde et le salut.

Une scène extraordinaire arrêta un instant le pape aux abords du premier pont-levis jeté sur les fossés de Canossa. Au moment où les serviteurs de Mathilde, torches en mains, s’avancèrent pour accueillir l’hôte de la comtesse, on vit sortir de l’ombre une troupe lamentable, pieds nus dans la neige, la chemise de laine sur le dos, la tête rasée. C’étaient l’archevêque de Brème, les évêques de Lausanne, de Strasbourg, d’Osnabruck, le comte Éberhard, familiers de l’empereur, qui, arrivés dans la journée, attendaient la venue de Grégoire pour implorer l’absolution. Tous ces supplians, confiés à la garde du capitaine de Canossa, furent enfermés isolément dans les cachots des tours et des souterrains, sans feu ni lumière, réduits au pain et à l’eau. Ils devaient attendre, pour être jugés, l’arrivée de l’empereur et la sentence portée par Grégoire sur leur propre suzerain.

Cependant Henri s’approchait de son maître spirituel avec une grande lenteur. Chemin faisant, il renvoyait loin de sa compagnie les évêques schismatiques d’Italie dont la vue eût irrité le pape. À mesure qu’il avançait, la puissance de ce vieux moine, qui détenait les clés de l’enfer, lui semblait plus formidable ; il redoutait l’heure où, du fond de la plaine brumeuse, il découvrirait, debout sur un pic de l’Apennin, le noir fantôme de Canossa.

La veille du dernier dimanche de janvier, dans la nuit, une tempête vint des Alpes, roulant sur l’Emilie de prodigieux tourbillons déneige. Au matin, dans les replis du blanc linceul, les guetteurs du château aperçurent, cheminant à travers l’ouragan et suivie d’une longue file de corbeaux, une petite bande de chevalerie. L’empereur allait enfin atteindre la station suprême de son calvaire.

Le pape fut averti, vers midi, au moment où il terminait sa messe, de la présence d’Henri à l’entrée du premier pont. Il lui envoya l’ordre de se retirer, jusqu’au lendemain, dans un couvent voisin de la forteresse, où les moines l’attendaient pour lui bourdonner les psaumes de la pénitence.

Quelques heures plus tard, un second cortège frappait aux portes de Canossa : la comtesse de Suse, l’abbé de Cluny et l’évêque de