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cent fois raison, et nous nous rendîmes à Saint-Remy, où nous passâmes la nuit et d’où nous partîmes, le lendemain matin, pour nous porter à Jeumont. Là, nous fûmes cantonnés avec les hussards des Ardennes et flanqués par d’autres corps. L’hiver même ne devait pas interrompre cette guerre d’escarmouches et de postes, qui était encore à la mode et qui n’a d’autre résultat que de faire payer par le sang de beaucoup d’hommes l’avantage d’en aguerrir quelques autres.

Une fois mon bataillon installé à Jeumont, je me rendis, le 19, à Maubeuge pour prendre les derniers ordres du général Chancel. Deux gendarmes étaient à sa porte. J’entrai cependant sans faire trop d’attention à eux, lorsqu’ils m’arrêtèrent en me demandant ce que je voulais. « Parler au général Chancel, répondis-je, étonné de cette question. — Personne ne lui parle, répliqua l’un des gendarmes. Il est arrêté et va partir pour être conduit à Paris. » Je fus confondu, et certes ce ne fut pas l’idée de ce que personnellement je pouvais perdre à cette arrestation qui m’occupa, mais bien l’indignation de cette grande et révoltante injustice ; ce fut la pitié que m’inspira le sort d’un homme de bien, d’un général distingué et dont tout le crime consistait à avoir blâmé la lâche et stupide inaction des chefs du camp et des troupes, à avoir eu raison contre la bande d’énergumènes qu’effarouchaient également le mérite, la vertu et la célébrité.

Je ne pus donc revoir le général Chancel, qui, chargé des iniquités d’Israël, n’arriva à Paris que pour y être guillotiné. Mais comment n’invoqua-t-il aucun témoignage ? Il est vrai qu’une fois arrêté, on ne communiquait plus ; souvent même on ignorait de quoi on était accusé et on ne l’apprenait qu’au tribunal révolutionnaire, où l’on était condamné toujours, écouté jamais. Une circonstance ajouta même une seconde affliction à celle que me causa sa mort. Il alla au supplice sur la même charrette et fut assassiné le même jour que le digne et respectable général O’ Moran, qui, huit mois auparavant, m’avait nommé capitaine et avait levé et formé le bataillon dans lequel je servais.

Pour ne rien faire, j’ajouterai que cette mort du général Chancel a toujours été et restera à mes yeux une tache dans la vie du général Jourdan et surtout du général Carnot ! Que les représentais Bar et Duquesnoy aient trouvé dans son titre de général un motif, peut-être une satisfaction de plus, pour frapper Chancel, cela se conçoit de la part d’exécuteurs attitrés, en ce moment où le délire frénétique était porté au point qu’on n’osait avouer que l’on connût un général, au point qu’on risquait de se compromettre en lui parlant, eût-il sauvé la république… Mais Jourdan, général en chef, mais Carnot, général et membre du Comité de salut public, devaient par pudeur, par honneur, si ce n’est pas par équité, interroger leur camarade et leur frère d’armes, vérifier les faits qui lui étaient imputés et confondre