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personne[1] et les concessions offertes lui semblaient toujours trop chèrement payées. Dans l’été de 1783, Fox caractérisa très exactement cette situation en faisant entendre que la cour britannique serait bien contrainte à chercher de nouveaux alliés quand elle n’aurait plus l’espoir de renouer avec sa majesté impériale. En effet, cette espérance s’était à peu près évanouie en 1787 et le représentant de l’Angleterre à Constantinople poussait la Porte à une déclaration de guerre ; quelques mois après, au moment où Frédéric-Guillaume II se détachait de la Russie, George III signait un traité d’alliance avec la Prusse. Un homme d’État anglais, u sachant à quoi s’en tenir sur la marche des affaires, » dit alors au comte Vorontzof, qui représentait l’impératrice à Londres : « Les anciens liens qui unissaient les deux puissances ont été brisés par les règles de la neutralité armée, que la nation anglaise déteste profondément. » Fox, quoique admirateur fervent de Catherine, tint tout le même langage : « Les règles de la neutralité armée nous ont brouillés et ce n’est pas la cour seulement, c’est toute la nation anglaise qui a ressenti avec le plus profond chagrin cette offense[2]. » En effet, le peuple anglais ne pouvait pas oublier que la Russie avait pris parti dans le moment même où il avait à combattre les États-Unis, la France, l’Espagne et où l’Europe entière lui tournait le dos. D’ailleurs, on le frappait au cœur en l’atteignant dans sa suprématie maritime. Ce n’est pas qu’on eût à jamais cessé de pouvoir s’entendre : de communes passions dictèrent certains rapprochemens et les mains se joignirent encore, par exemple, en 1793 pour combattre la révolution française, en 1812 pour lutter contre Napoléon. Mais le résultat qu’on cherchait une fois obtenu, les deux peuples devaient reprendre les positions de la veille et suivre la ligne de conduite que leur paraîtraient tracer les intérêts distincts. La Russie avait pris, au premier plan, sa place définitive en Europe. Elle y agissait désormais à sa guise et n’avait plus à prendre conseil que de son intérêt ou de son honneur dans le choix de ses alliances. Il lui devenait loisible de protéger, au moment opportun, l’équilibre de l’Europe et la paix du monde contre les ambitions les plus redoutables ; un héritier de Pierre le Grand pouvait, au jour marqué, reprendre et continuer la politique de Pierre le Grand.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Extrait d’une note écrite en français par Catherine elle-même.
  2. Dépêches de Vorontzof (7 octobre 1788 et 30 janvier 1789).