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fendus par le coup d’épée du paladin et Roland rendant l’âme, la face tournée vers la France.

Pia écoutait ces glorieuses histoires, toute rayonnante. Un jour, à la suite d’un récit d’épopée, elle prit la main du jeune homme et lui dit :

— Et maintenant, Victorien, contez-moi encore la bataille du jour de Noël, au château de votre père, et comme vous êtes entré, n’ayant ni épée ni cor magique, dans la cellule de notre seigneur le pape, tout seul, pour le défendre contre tous.

Elle vivait ainsi dans un monde d’aventures sublimes et se plaisait à y placer la personne même de Victorien. Elle ne redoutait plus le siècle tragique auquel Dieu l’avait réservée. Le fils de Cencius y ferait grande figure et l’admiration qu’elle lui vouait d’avance lui dérobait les sévérités de la fortune. La jeune sorcière avait, sans doute, lu clairement dans l’avenir, et Pia acceptait avec joie les hasards d’une destinée où elle partagerait les souffrances et les enthousiasmes de celui qu’elle appelait encore son grand frère.

La pauvre abbesse se trouvait toute désorientée en présence de cette jeune âme qui lui échappait. Elle avait perdu l’art d’éveiller la curiosité de Pia. Elle avait beau chercher, dans ses souvenirs de vieille nonne, les plus édifians récits, tels que le miracle des sept Dormans d’Éphèse, évitant, grâce à un sommeil de près de deux cents ans, au fond d’une grotte inaccessible, les persécutions de l’empire païen, Pia faisait une moue dédaigneuse et, se rapprochant de Joachim :

— J’aime bien mieux le miracle du pape Léon arrêtant Attila sous les murs de Rome. Si mon oncle Grégoire n’avait, dans sa chevalerie, que des dormeurs d’Éphèse, il pourrait, dès ce soir, envoyer à l’empereur Henri les clés de sa ville.

L’évêque fut, à son tour, surpris à la fois et charmé lorsqu’on février de l’an 1080, le pape ayant confié à Victorien l’escorte du cardinal chancelier, expédié à Salerne pour y négocier l’alliance de Robert Guiscard, Pia accueillit sans chagrin la nouvelle du départ. Les conversations entre l’aventurier normand et le diplomate pontifical furent très longues. Le duc prêta seulement en juin le serment de fidélité au saint-siège. Grégoire VII se rendit en personne à Ceprano, sur le Liris, pour recevoir la parole de son vassal à qui il abandonnait Salerne, Amalfi, une partie de la Marche de Ferme, et qu’il reconnaissait comme prince d’Apulie, de Calabre et de Sicile. Cette cérémonie une fois accomplie, Victorien dut prolonger de six mois encore son séjour dans les rangs de l’armée normande. Pia supportait toujours patiemment l’absence de son compagnon.