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se contentant de quelque sentence mélancolique, d’un memento mori à l’adresse de Victorien. Il faisait des marches sinueuses, comme pour éviter les jeunes gens ; mais ils le retrouvaient bientôt, les précédant, à la lisière du plus prochain bosquet. Si, de loin, il découvrait la cape violette de l’évêque d’Assise, il fuyait, la tête basse, vers le palais. Il épiait ainsi Victorien et Pia pour complaire à Dieu, croyant avancer son propre salut et racheter sa petite âme, en empêchant Adam et Eve de s’égarer à l’ombre du pommier mortel.

Mais le jeune couple ne tarda pas à de jouer la stratégie du moine. Tout au fond du jardin, vers la porte Latine, il y avait une région plus particulièrement frappée d’interdit par la superstition des clercs. C’était une sorte de vaste cirque en ruines, rasé presque au niveau du sol, encombré de débris de l’art païen, où, disait-on, avait coulé le sang des martyrs, sur les degrés d’un autel de Bacchus. Les ronces et les chardons poussaient dru entre les marbres brisés : un torse blanc, décapité, du dieu grec, gisait encore au milieu d’un amas de colonnes rompues et de chapiteaux mutilés, à moitié voilé par une draperie de lierre. Cette enceinte désolée, hantée par des milliers de lézards, commandait toute la partie basse du parc pontifical. Victorien remarqua que jamais Egidius n’osait y risquer l’ombre de son capuchon. Dès lors, Pia et lui adoptèrent comme domaine le champ de Bacchus. Joachim les y accompagnait souvent. Il était, disait-il, curieux de rechercher, parmi ces vieux décombres, des inscriptions latines ou des salamandres. En réalité, la méfiance obstinée d’Egidius inquiétait un peu sa conscience, et il s’efforçait de jouer, lui aussi, dans ce paradis terrestre, le rôle d’un archange, plus candide encore que vigilant.

Mais il ne dépassait guère l’enceinte maudite où le retenaient toutes sortes de rencontres imprévues. Ses deux pupilles le laissaient bientôt aux prises avec quelque curiosité mythologique et s’enfonçaient dans la forêt la plus épaisse du jardin, contenue entre le cirque et la porte Latine. Il y avait là un fouillis extraordinaire de plantes et d’arbres amis du grand soleil, abrités plus étroitement, à droite et à gauche, entre les hautes murailles : des aloès, des figuiers de Barbarie, des grenadiers, des orangers, des palmiers et des rosiers à profusion, roses, rouges et blancs, enlacés les uns dans les autres, qui formaient des fourrés odorans, ou s’élançaient d’arbre en arbre en lourdes guirlandes, et parfois, grimpant jusqu’à la pointe d’un cyprès, enveloppaient l’arbre funéraire, au risque de l’étouffer, d’une parure de fête. Pia ne revenait jamais de cette forêt fleurie sans rapporter une gerbe