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Cependant, une dernière issue était encore libre, la rive profonde du Tibre, une dune de sable hérissée de roseaux et de saules. La nuit venue, Victorien, couvert d’une robe de moine, se laissa glisser, à l’aide d’une corde, sur le bord du fleuve et le traversa à la nage. Il se jeta à travers les ruelles désertes de la Regola et du Ghetto, parvint à gagner dans l’ombre les solitudes du Forum et atteignit sans accident la porte Saint-Sébastien. Au petit jour, il se fit ouvrir la porte, au prix d’un ducat, par le chef des sentinelles impériales, descendit d’un pas tranquille la colline jusqu’à la chapelle du Domine quo vadis ? puis, courut vers une tour, dressée dans la campagne, où résidaient quelques colons des Pierleoni. Il y prit un cheval et s’élança vers la région de Palestrine et d’Anagni, où il espérait rencontrer les postes avancés de la chevalerie normande. Quatre jours plus tard, il entrait à Salerne et présentait à Robert Guiscard une lettre de Grégoire VII.

Le duc aventurier n’hésita plus. C’était désormais sa propre principauté que menaçait la victoire de l’empereur. Une fois le pape tué ou jeté à l’oubli d’un cloître, Henri, chef d’une formidable coalition, Byzantins, Lombards, seigneurs italiens chassés jadis par les Normands, marcherait sur Salerne. Robert leva sur-le-champ toutes ses forces militaires. Aux premiers jours de mai, il entra en campagne avec 6,000 cavaliers et 30,000 fantassins. Cette infanterie était un singulier mélange de mercenaires venus de tous les côtés de la chrétienté, confondus pêle-mêle avec les montagnards de Calabre et les Arabes de Sicile. Les chrétiens couraient vers Rome, poussés par la soif de l’or, les Sarrasins, par l’attrait mystérieux d’une aventure religieuse. L’abbé du Mont-Cassin prévint secrètement le pape de l’approche de ses amis, et, par le même courrier, jouant un double jeu, il avertit l’empereur. Celui-ci se hâta d’abattre les tours du Capitole et les remparts de la cité léonine. Puis, il convoqua le parlement communal et lui fit ses adieux, prétextant des affaires de l’empire qui le rappelaient au-delà des Alpes. Il promettait de revenir bientôt, encourageait les Romains à la résistance et leur souhaitait heureuse fortune. Le 21 mai, il se retira avec l’antipape, par la voie Flaminienne.

À la même heure, l’avant-garde de la chevalerie normande frappait de la lance à la porte Saint-Jean. Robert, après s’être arrêté trois jours à l’Acqua Marcia, dans l’ombre des grands aqueducs, afin de n’être point surpris par un retour brusque des impériaux, se porta, le 28 mai, sur la porte Saint-Laurent et la força. L’effrayante armée tomba dans Rome comme un torrent aux cris de Guiscard ! Guiscard ! Avant que les Romains, surpris par cette rapide invasion, n’aient