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votre haine, vous fassiez voir aussi votre amour. C’est l’amour seul qui est bon : produisez donc vos bonnes œuvres devant les hommes ! Ne laissez pas derrière vous le malentendu ni la colère. »

Pour donner à son ami de si beaux conseils, il faut que Mme Smirnof ait compris, ce jour-là, le secret de sa peine. Peine affreuse, plusieurs de la race de Gogol en ont souffert comme lui ; mais personne n’en a aussi profondément senti la tragique horreur. C’était un poète ; il était né pour croire, pour aimer ; son cœur était un bocage de printemps où les oiseaux chantaient. Mais avec son cœur de poète, il avait d’instinct sur ses lèvres un méchant sourire dédaigneux ; et toute sa vie, au lieu de chanter, il avait souri. Sans autre intérêt réel que pour la beauté et l’amour, il s’était pourtant livré tout entier à ce facile penchant d’ironie, qui, après l’avoir un temps amusé, avait uni par le dégoûter de toutes choses et de lui-même. On sait combien lui fut cruelle l’expiation de sa faute. M. de Vogüé l’a dit ici jadis, dans un admirable article, le plus parfait, à mon gré, de ceux qu’il a consacrés aux romanciers russes. Ballotté entre ses habitudes d’ironie et son besoin de foi, entre son aspiration à des œuvres plus hautes et son désir d’achever sa gigantesque plaisanterie des Ames mortes, dix ans durant le malheureux s’est épuisé en de vaines angoisses, jusqu’au jour où, sentant s’approcher enfin la folie et la mort, il a brûlé son livre, ce livre maudit qui l’avait empêché d’entendre la voix profonde de son cœur.

Et puisque Mme Smirnof ne m’a point fourni sur Gogol les renseignemens psychologiques que j’avais espérés d’elle, me permettra-t-on de traduire ici quelques passages des Souvenirs de Tourguenef sur celui qui fut son maître, le maître aussi de Dostoïevsky, de Gontcharof, de Chtchédrine, des satiristes et des poètes russes, et qui fut encore, dans ses Lettres à mes amis, l’initiateur des théories évangéliques du comte Léon Tolstoï ? Publiés depuis longtemps dans les revues russes, ces souvenirs littéraires de Tourguenef n’ont pas, je crois, été traduits en français : ils sont pleins d’anecdotes curieuses et de beaux traits d’analyse. On sent que l’homme qui les a écrits n’a jamais été gêné dans son observation par un excès de tendresse.

« C’est le 20 octobre 1851, raconte Tourguenef, que j’ai fait pour la première fois la connaissance de Gogol. Il demeurait alors à Moscou, dans la rue Nikita, chez le comte Tolstoï. Un ami me conduisit chez lui, où tout de suite nous fûmes reçus. Quand nous entrâmes, il était debout devant son pupitre, une plume à la main. Il portait un paletot de couleur sombre, sous lequel je vis une grosse veste de velours vert. Je l’avais, en vérité, aperçu déjà quelques jours auparavant au théâtre, à la représentation de son Reviseur : il était assis dans le fond d’une loge entre deux grosses dames qui semblaient chargées de le cacher au public. Il suivait le jeu des acteurs avec des mouvemens inquiets,