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hochant la tête par saccades. Et cette fois déjà j’avais été surpris du changement qui s’était fait en lui depuis l’année 1841, où on me l’avait montré dans un salon. Il m’avait fait alors l’impression d’un paysan petit-russien, court et ramassé ; maintenant je voyais un malade, un malheureux usé par la vie. Il y avait sur son visage un étrange reflet de tristesse et d’inquiétude. Dès qu’il nous aperçut, il vint à nous, avec un sourire accueillant, me tendit la main, me dit que depuis longtemps il désirait me connaître. Nous nous assîmes, et tout le temps de l’entretien, je tins mes yeux fixés sur lui. Ses boucles blondes, qu’il portait rabattues sur les tempes à la manière cosaque, lui donnaient encore une apparence de jeunesse, et son énorme front continuait à témoigner de son génie. Ses petits yeux bruns n’avaient plus trace de malice : par instans j’y voyais passer une naïve gaîté, mais en général ils exprimaient une incurable fatigue. Le nez, long et pointu, le faisait paraître un peu rusé ; et ses grosses lèvres saillantes et disgracieuses me semblaient traduire les côtés sombres de son caractère. Son attitude et ses manières n’étaient point celles d’un professeur d’université ; elles auraient fait penser plutôt à un petit répétiteur d’un gymnase de province. « Quel singulier et déconcertant personnage ! » me disais-je en le considérant. Je me souviens que tout Moscou le tenait alors pour un homme de génie, mais un peu fou. L’ami qui m’accompagnait m’avait prévenu d’avance de ne point lui parler de la seconde partie de ses Ames mortes : d’autre part, je n’aurais pas aimé à lui parler de ses Lettres âmes amis, qui m’avaient fort déplu. Je ne venais point d’ailleurs pour m’entretenir avec lui, mais seulement pour le voir.

« Mon ami m’avait dit que Gogol parlait peu : ce fut pourtant le contraire que je constatai ce jour-là. Il parla beaucoup et avec une grande animation : il accentuait tous ses mots, ce qui leur donnait un air admirable de netteté et de précision. Peu à peu, je voyais s’effacer de ses traits toute expression de lassitude, de souffrance et d’énervement. Il nous parlait du goût en littérature, de la vocation littéraire, de la physiologie de la création artistique, si je puis ainsi dire : il nous en parlait avec mille traits de génie, sur un ton naturel et simple, sans l’ombre d’apprêt. Mais bientôt nous en vînmes à parler de la censure : et je fus stupéfait d’entendre Gogol vantant la censure, la considérant comme le meilleur moyen de donner aux écrivains la modestie, la conscience, le souci de la forme et mille autres vertus spirituelles et temporelles. Je sentis aussitôt qu’un abîme était désormais ouvert entre nous.

« Depuis ce moment, Gogol ne cessa plus de s’agiter, et son énervement alla croissant jusqu’à la un de notre entretien. À propos de Herzen, qui venait de publier contre lui un article très violent où il l’accusait d’être un renégat, il se mit à nous dire avec des accens de fureur qu’il ne comprenait pas qu’on ait pu voir dans ses œuvres