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aurait bien des mauvaises chances à affronter. De là, pour l’Autriche et l’Italie, à se demander si la triple alliance leur offre plus d’inconvéniens que d’avantages, s’il y a lieu de la resserrer ou de la rompre en douceur, il n’y a qu’un pas. Un assez petit nombre d’années suffira peut-être pour le franchir. La marche du monde est pleine de surprises.

Les esprits de courte vue, et c’est le plus grand nombre, exclusivement frappés du présent, s’appliquent à le commenter, à le justifier, à le proclamer éternel. Or, ce présent est un perpétuel devenir ; et quand il est bien expliqué, que l’on a bien démontré que ce qui est arrivé ne pouvait pas ne pas arriver, déjà il arrive tout autre chose. Les contraires s’attirent ; ce qui n’est pas trop étonnant, s’il est vrai comme on dit qu’ils se touchent : par exemple, l’état de paix de l’Europe est dû en grande partie au service militaire universel, qui semblait destiné à créer un état permanent de guerre. La triple alliance, faite pour garantir dans le monde l’hégémonie prussienne, laquelle était du reste chose prévue et, depuis les campagnes du grand Frédéric, inévitable pour ceux qui oublient la bataille d’Iéna, la triple alliance amène déjà, par son excès, une réaction contraire ; et le pivot du monde civilisé qui s’est déplacé maintes fois à travers les âges, allant et venant d’une capitale à l’autre, que Rome, Madrid, Paris et Vienne ont possédé tour à tour, menace maintenant de quitter Berlin.

Il est tout naturel que Berlin s’en fâche, et que les États qui s’étaient attachés à la fortune de l’Allemagne soient mécontens. Oubliant que la triplice venait de se livrer à une série de manifestations solennelles, depuis les fêtes italiennes des noces d’argent, ce printemps, jusqu’aux grandes manœuvres récentes de l’armée autrichienne en Galicie, sans parler des déploiemens militaires de Metz, où l’on aurait pu remarquer, sans être autrement partial, quelque caractère agressif contre la France, la presse gallophobe, — elle existe toujours, — ne craint pas d’insinuer que la réception enthousiaste des marins russes à Toulon est « la préparation à une prochaine guerre ; » que les Français, « ne pouvant prendre encore la revanche de Sedan, se contentent d’une mise en scène belliqueuse qui, selon eux, contribuera à avancer l’heure de la vengeance. » Toujours l’histoire de la paille et de la poutre.

Certes, il était devenu opportun de rappeler, par un fait matériel, que la France n’est point isolée et que, si ses ennemis l’attaquaient, ils pourraient avoir affaire à un ensemble de forces militaires au moins aussi imposant que le leur. Est-il toutefois besoin d’ajouter que la Russie et la France sont animées de sentimens sincèrement pacifiques et que leur rapprochement n’a pas pour objet de troubler, mais bien de garantir la tranquillité du continent ? Ce caractère pacifique,