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Je ne puis vraiment dire ici tout ce qui s’épanouit, rampe ondule, flotte ou nage derrière les glaces de verre, dans ces bacs larges et profonds : le règne animal passerait tout entier dans mes notes. Ici c’est « la forêt des coraux abyssins » avec ses branches enchevêtrées sur lesquelles s’ouvrent de délicates fleurs qui sont des polypes vivans ; il n’y manque pas même le poisson aux transparentes nageoires. « Indolemment il rôde. » C’est le beau sonnet de M. de Heredia en mouvement, en couleur et en forme. Plus loin voici un groupe d’animaux qui, en miniature, donnent assez bien l’impression d’une forêt de palmiers submergés au milieu de laquelle nagent de petits poissons roses. Une légère ondulation se produit à la surface du bac : brusquement les panaches se replient et rentrent dans les tiges ; notre élégante forêt n’est plus qu’un bouquet de tuyaux très laids dressés sur le rocher. Mais le calme revient, et de nouveau, successivement, sortent les délicates couronnes. Nous avons devant nous des Spirographis. Ce sont des Annélides tubicoles, ou des vers vivant dans les tubes protecteurs qu’ils se sont construits, et les palmes illusoires sont simplement leurs branchies qu’ils étalent pour respirer l’air dissous dans l’eau et qu’ils rétractent à la plus légère alerte. Le mouvement des poissons roses (Apogon) qui circulent rend plus morne l’immobilité des autres habitans du bassin. Les rochers de la paroi sont tapissés à Ascidies, étranges êtres dont la vie fixée s’écoule dans une torpeur végétale. L’organisation de l’embryon libre, assez voisine de celle des vertébrés, régresse, et les adultes ne sont plus que des sortes d’outrés munies de deux ouvertures avec des bords dentelés. — Certaines espèces sont d’une riche teinte rouge, les autres sont brunes, d’autres enfin, informes, semblent des paquets d’une gelée à teinte livide.

Qu’est-ce donc que ce bac où l’on n’a rien mis ? Il paraît entretenu pourtant, car l’eau s’y renouvelle. Le fond est formé de cailloux très anfractueux, roses, gris, blancs, et c’est tout. Cependant voici un objet rond qui a l’air d’un œil de poisson ; mais il n’y a pas de poisson alentour. On jette du dehors quelques débris de crevettes : aussitôt le rocher vole en éclats et tous les fragmens convergent vers la nourriture. Ces éclats de rochers sont des poissons (Scorpènes ou Rascasses) couverts d’épines hérissées ; leur couleur est maintenant plus foncée, plus uniforme. Le repas fini, chacun regagne son anfractuosité, s’y blottit commodément ; en un instant la teinte de son corps ici devient plus rose, là plus grise ou plus blanche ; de nouveau la paroi de pierre est rigoureusement immobile. C’est fini, on ne voit plus rien, et si les frissons de l’eau à la surface n’étaient un témoignage sensible de la rapide scène écoulée, on pourrait se croire le jouet d’une hallucination.