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genre d’esprit et ses théories sur le monde[1]. » C’est ainsi. Dans la vision d’un homme de province, c’est toute la vie de province qui lui apparaît. De même, à rencontrer un vieil homme affalé sur les banquettes d’une brasserie, il devinera tout le caractère avec toute l’existence, la veulerie primitive de la volonté et la crise d’où ce faible est sorti à jamais vaincu. Et la maigre silhouette et le profil anguleux d’une ménagère lui diront mieux que toutes les confidences la longue médiocrité d’une existence rétrécie. — Il en va pour les faits comme pour les êtres. Si de la vie où nous sommes mêlés, tant d’épisodes nous semblent indifférens et passent inaperçus, sans avoir fixé notre attention, c’est que le sens nous en échappe, comme les mots d’une langue inapprise frappent vainement notre oreille. Mais il est clair qu’un fait reprend sa signification, et avec elle son intérêt, dès que nous apercevons les mobiles d’où il est issu, et que nous le voyons naître dans ses causes. C’est ce qui arrive pour l’observateur qui, dans le raccourci de chaque vision, découvre tout le long travail que résume chaque moment d’un être ou d’une vie.

Maupassant possède à un degré éminent « ces deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous[2] ». Ce don d’apercevoir par l’inspection rapide de l’extérieur le dedans qui y est contenu, c’est chez Maupassant le don primitif et essentiel qui rend possible pour lui le travail de l’écrivain et qui le détermine par avance. Induit à écrire, non par la poussée d’une idée, mais par l’impulsion qu’il reçoit des choses, des êtres et des faits, il se tiendra tout près de la réalité. Et cette réalité lui apparaîtra divisée en tableaux ou en actes, dont chacun forme un tout isolé et complet.

L’éducation littéraire à laquelle fut soumis Maupassant accentua encore chez lui cette disposition de nature. Voici comment il résume l’enseignement qu’il reçut de Flaubert : « Il s’agit, disait Flaubert, de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a dans tout de l’inexploré… Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous à aucun autre arbre et à aucun autre feu… Ayant en outre posé cette vérité qu’il n’y a pas de par le monde entier deux grains de sable absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet de manière à le particulariser nettement[3]. » Tout donc a contribué à fixer l’œil de Mau-

  1. Le Rosier de Madame Husson, p. 6.
  2. Notre Cœur, p. 18.
  3. Préface de Pierre et Jean.