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avec une conviction d’autant plus âpre qu’il se rendait compte, en honnête ouvrier de lettres, d’avoir toujours manqué cette perfection toujours souhaitée. Flaubert, pendant sept années, fit déchirer à Maupassant vers, contes, nouvelles, drames, et enfin tous ces essais dont plus d’un sans doute eût été bien accueilli des lecteurs. Il lui épargna ainsi ces premiers et perfides succès dont le plus grand danger est d’égarer un écrivain hors de sa véritable voie et dont le moindre n’est pas de l’encourager à aller dans le sens de ses défauts. Les leçons sont trop rares aujourd’hui de l’art difficile et des laborieuses préparations ! Lorsque Maupassant commença de publier, il était lui-même. Il avait eu le temps, loin du public, de dégager son originalité. Cette originalité était assez accentuée pour qu’il pût réagir contre la mode, ou même pour qu’il pût s’y prêter sans péril. Du premier au dernier de ses recueils, l’inspiration, dans ce qu’elle a d’essentiel, restera la même. Pour ce qui est de la forme et des procédés, il n’a varié qu’autant qu’on peut varier tout en restant soi-même.

II

Maupassant a d’abord écrit des vers. C’est la règle. La forme versifiée est celle qui s’impose aux littératures commençantes et aux littérateurs qui débutent. Presque tous les maîtres de la prose contemporaine ont commencé par écrire des vers. M. Alexandre Dumas lui-même en a fait. Ils ont ensuite témoigné de leur sens critique en ne recommençant pas. Deux pièces : Au bord de l’eau et Vénus rustique contiennent le meilleur du recueil intitulé : Des vers. Elles ne sont pas médiocres. Encore ne font-elles pas regretter que Maupassant n’ait pas persévéré. C’est qu’en effet nous n’y trouvons rien qui ne se retrouve dans les livres qui ont suivi. Ce sont histoires sensuelles contées en un style dru qui, en dépit des rimes, reste très voisin de la prose. Maupassant n’était pas né poète. Cela ne veut pas dire qu’il ne fût pas capable de sentir en poète. La poésie ne tient pas tout entière dans le lyrisme, ni surtout dans une certaine sorte de lyrisme, dans les effusions sentimentales et dans le rêve. Maupassant écrit quelque part[1] : « Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous les hommes : je l’aime sans l’admirer, sans la poétiser, sans l’exalter. J’aime d’un amour bestial et profond, méprisable et sacré tout ce qui vit, tout ce qui pense, tout ce qu’on voit, car tout cela, laissant calme mon

  1. Sur l’eau, p. 87.