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égrènement bizarre de demi-tons ; des gammes de flûtes voltigent dans l’air, accompagnées des grondemens du tarabouk. Les allées d’acacias du boulevard Méhémed-Ali et de l’Ezbékièh retentissent d’un trottinement incessant d’ânes montés par des Européens ou des Orientaux revenant de leurs affaires ou se rendant à quelque fête. Les bêtes galopent, piquées par les âniers qui les suivent au cri répété de : Hâ ! hâ ! comme si on courait au sabbat.

Attiré par des musiques étranges, je suis entré au hasard dans un café qui s’ouvre au bout d’une rue obscure, aux confins du quartier musulman. Au fond de la salle, une estrade s’élève, grossièrement décorée de tapis et de drapeaux. Quatre ou cinq danseuses sont assises sur le divan. L’orchestre se compose d’un tarabouk, vase en terre recouvert d’une peau formant tambour, d’une guitare, d’une mandoline et d’un chanteur. Le martellement monotone du tarabouk constitue la basse fondamentale de cet orchestre sauvage. Quand le mandolineur a pincé pendant quelque temps un air arabe sur ses cordes, la voix glapissante du chanteur l’entonne à son tour, et le même air se répète frénétiquement jusqu’à ce que commence une nouvelle mélodie. On a appelé la musique turque « les accès d’une gaîté déchirante ». Les chants arabes sont parfois une indolente rêverie qui se berce dans les enroulemens de demi-tons successifs : ces mélodies mineures flottent éternellement incertaines entre la joie et la tristesse. Mais quand il s’agit comme ici d’airs de danse, on se rappelle la définition de la musique turque. Ce sont des rondes furieuses avec des quarts de tons d’une sauvagerie raffinée. On dirait un désir exaspéré qui tourne comme un écureuil dans sa cage ou comme un damné dans sa prison de chair. Cela donne l’impression de l’emportement dans la passivité.

Mais voici un rythme tapageur, à trois temps, impérieux et haletant comme le battement d’un pouls enfiévré. Et s’avance sur l’estrade la ghawazzi ou danseuse qui va mimer l’authentique danse africaine connue chez nous sous un nom déplaisant et trop significatif. En Europe on n’en voit guère que des atténuations ou des déformations qui ne la rendent ni moins laide ni plus morale. Dansée dans son milieu originaire, elle s’éclaire de son vrai sens ; elle devient le phénomène pathologique d’une race en décadence, l’image efl’rayante d’une sorte de dislocation de la personne humaine qui a lieu lorsque l’instinct gouverne en maître. La danseuse est vêtue d’un jélik brodé, recouvert de plaques métalliques qui font une sorte de cuirasse sur son sein. La jupe est striée de larges bandes jaunes verticales en forme de feuilles de cactus. Ses talons frappent en mesure le plancher, au cliquetis