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des crotales de cuivre qu’elle agite de ses bras arrondis. Elle se tient droite ; mais, chose étrange, les trois parties de son corps, la tête, la poitrine et les flancs, ne se mettent en branle que successivement et séparément. C’est d’abord la tête qui bouge horizontalement et automatiquement de droite à gauche et de gauche à droite, comme la tête d’un serpent qui se réveille. Ensuite les seins s’animent du même mouvement vibratoire sans que le reste du corps y participe. Enfin les flancs commencent à s’agiter pour eux-mêmes. Alors c’est une innommable et savante variété de trépidations et de mouvemens circulaires des hanches et des reins, auxquels la tête de la danseuse assiste dans une immobilité glaciale. On dirait que toute la conscience a passé dans les muscles inférieurs du corps pour y exécuter cette folle gymnastique. On pense aux vers de Martial sur la danse des filles de Gadès : Vibrabunt sine fine prurientes lascivos docili tremore lumbos. Puis, l’épais vertige remonte des flancs à la tête et redescend de la tête aux flancs en s’alourdissant et se précipitant toujours. Quelquefois un des spectateurs arabes se lève, rejette la tête en arrière, pousse un Hâ ! formidable d’admiration, puis se rassied gravement. Enfin la ghawazzi, épuisée, ralentit ses mouvemens. Dans sa mimique, la lassitude semble succéder à la violence des sensations. Elle porte une main à la tête, qu’elle incline légèrement. C’est l’esclave qui demande grâce au maître. Mais le public crie : Encore ! Encore !

J’éprouvais une stupeur mêlée de pitié devant cette désagrégation de la personne humaine par un retour voulu à l’animalité. Terpsichore, pensais-je, Muse sacrée de l’eurythmie et de la beauté vivante, quelles ont été tes aventures en ce monde ! Les hommes ont-ils pu te travestir et te ravaler à ce point ; je ne parle pas de ce que tu fus dans certains sanctuaires égyptiens, hindous et grecs, où l’on sut t’amener à l’expression des sentimens les plus sublimes par un genre d’extase religieuse et un art aujourd’hui perdu ; je pense seulement à ce que tu es en ta manifestation spontanée, en ta gaîté violente ou grave, chez les peuples nomades ou champêtres comme dans la splendeur intelligente des civilisations avancées. Pauvres aimées, qu’êtes-vous devenues ? Ce n’est pas ainsi, j’en suis sûr, que vous dansiez devant les Ramsès ou les Saladin. Les danseuses figurées dans les tombeaux égyptiens ont une grâce de libellule ; la Bédouine d’aujourd’hui même, qui danse dans son désert pour sa tribu, a un charme sauvage en ses ondulations serpentines qui est fort loin de cette brutalité froide et savante. La danse est naturellement chez l’homme un élan de joie de tout l’être qui entraîne les sens vers l’esprit et les idéalise : voilà sa raison d’être esthétique, voilà