Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à coup la musique cessa par une affreuse dissonance. J’éprouvai une secousse légère, et je recouvrai ma vue habituelle. La danseuse se rasseyait avec une parfaite indifférence. Mon premier sentiment fut un mouvement d’humeur contre le malicieux rabbin. Par quel étrange pouvoir m’avait-il abusé ? Je me retournai vivement pour lui en demander raison et lui arracher son ab- surde grimoire : quel fut mon étonnement quand je vis qu’il avait disparu aussi silencieusement qu’il était entré ! À la place où s’était accoudé l’invraisemblable vieillard, il ne restait que sa tasse de café. Je sortis aussitôt de la salle. Au bout de la sombre ruelle, une forme jaunâtre s’éloignait en vacillant. Des figures moresques étaient couchées devant les boutiques, d’où sortaient des roulemens de tambours de basque. Des femmes voilées agitaient des lanternes aux fenêtres. Je courus après mon rabbin, sans prendre garde aux injures, aux railleries, aux appels bizarres qui me poursuivaient. Mais il me fut impossible de le ressaisir. Je rejoignis le boulevard. Au coin d’une rue, à la lueur d’un réverbère, je crus encore apercevoir un pan de sa dalmatique, — et ce fut tout.

Rentré chez moi, dans la rue Wagh-el-Birket, je trouvai mon balcon éclairé par un magnifique clair de lune fusant du zénith. Sur les terrasses des maisons voisines, les jardins aériens épanouissaient leurs touffes légères et leura palmes, et de vagues parfums s’échappaient de ces grands encensoirs sous l’incantation lunaire. L’âme vierge des plantes montait dans l’air nocturne au-dessus de la ville impure. À cette hauteur, tout était paix, lumière, douce magie. Mais dans les profondeurs de la rue continuaient les voix tumultueuses, les piétinemens d’ânes et les aboiemens de chiens excités par les bourdonnemens du tarabouk et les titillations de la flûte. J’écoutai un instant encore ces bruits, puis je me couchai et je m’endormis. Quand je rouvris les yeux, il était tard dans la nuit. La pleine lune, traversant les larges baies de la fenêtre, inondait la chambre d’une lumière d’argent. J’avais été réveillé par des chants nouveaux et surprenans. Plus de musiques musulmanes : des mélodies plus larges résonnaient dans le silence de la nuit. C’étaient des accens passionnés, des complaintes d’amour entonnées par de superbes voix d’hommes. Avec ces belles mélopées, l’espérance réveillée par la douleur s’élevait dans l’air calme et planait comme sur de grandes ailes. On eût dit une seconde âme de la cité, une conscience plus pure surgissant, lucide, de son sommeil profond. Puis au loin, très au loin, passa un chœur d’Arméniens d’une harmonie inconnue et comme sacrée, rappelant les modes antiques. Il se prolongeait en notes de cristal, en longs accords d’une joie apaisée, imperson-