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nelle et mâle, comme un chant de rois mages marchant tranquillement vers l’Étoile de la Vérité.

Singulière éloquence des chants qu’on écoute la nuit ! L’homme, roulé tout le jour et dispersé dans le torrent fangeux de la vague sociale, se recueille et se reprend dans l’obscurité. Alors, quelquefois, son âme profonde s’échappe de ses lèvres dans une mélodie, tandis que son âpre logique et ses cris de tout à l’heure ne parlaient que de son être de surface. Bénie sois-tu, Polymnie, Muse des chants multiples, qui nous rends à nous-mêmes et nous prouves que nous sommes encore autre chose que nos instincts aveugles et nos vaines apparences. — Mieux que les scènes troublantes du jour, ces musiques et ces voix nocturnes me disaient l’esprit caché de la grande cité arabe, où fermentent pêle-mêle toutes les races de l’Afrique, mais qui, sous les souffles venus d’Orient et d’Occident, est en travail d’une âme nouvelle.


iii. — les tombeaux des khalifes, la conquête arabe

« Je suis las de la ville des vivans : allons voir la cité des morts ! » me dis-je par une de ces radieuses après-midi de janvier qui inondent les blanches rues du Caire d’un fleuve de lumière jaune ruisselant de l’azur immaculé. J’appelle mon ânier Hassan, jeune fellah de vingt ans. Jambes nues, il a pour tout vêtement sa chemise bleue et son turban blanc. Mais comme sa mine est intelligente et futée ! Avec cela, agile, serviable, charmant. Son profil égyptien semble calqué sur les figures peintes du tombeau de Ti à Memphis ; mais combien plus vivante et plus gaie son expression ! Ses yeux brillent, ses dents rient. Je lui crie : Aux tombeaux des Khalifes ! Il répond : Taïb ! ce qui veut dire à la fois : Oui, à vos ordres, tout va bien ! Une minute après, le bel âne blanc caparaçonné d’une housse et d’une selle rouge se trémousse devant la porte. Et nous voilà partis au grand trot à travers le quartier musulman. Le fellah court derrière et s’entretient en arabe avec son âne, en bribes de français et d’anglais avec son voyageur. Quiconque n’a pas usé de ce mode de locomotion au Caire ne connaît pas le charme inoubliable de cette ville. On enfile des rues étroites et hautes, à l’ombre des moucharabis derrière lesquels les femmes peuvent regarder sans être vues, masques légers du harem braqués sur le passant. Les rues de riches sont solitaires, bordées de longues murailles nues, où parfois une petite porte cintrée donne accès sur un frais jardin. Au bout d’une demi-heure, on atteint le quartier pauvre : c’est là qu’il faut voir grouiller la fourmilière humaine. La population entière, hommes et femmes, pullule devant de misérables échoppes. Arabes, Ber-