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reux, qui vivent des piastres de l’étranger. Dans la grande cour, les arcades sont debout, mais les murs s’effritent et la fontaine des ablutions est desséchée. Pénétrons dans le sanctuaire, sous l’une des deux coupoles qui recouvrent les tombeaux du sultan Barkouk et de sa famille, — c’est un charme, un éblouissement. Du dôme fuyant, qu’on dirait creusé dans une perle gigantesque et du cercle de petites ogives qui fait le tour de sa base, une lumière douce et nacrée filtre sur le pavé lisse en mosaïque. La coupole est reliée à la salle carrée par quatre pendentifs en stalactites qui s’amincissent en triangles allongés jusqu’aux quatre coins. Ils se composent d’une foule de petites niches pressées les unes contre les autres en grappes de nids d’hirondelles. Rien de plus gracieux que cette transition insensible du cercle au carré. Ainsi l’architecture sarrasine a résolu pour l’œil, en sa fantaisie, le passage de la perfection au relatif, de l’infini au fini ; elle a cristallisé le cercle en tétragramme, la sphère en cube. Grand problème qu’on ne résout pas aussi facilement en philosophie religieuse et en organisation sociale et devant lequel l’Islam devait échouer. Plus bas, autour des frises et des arcades, des versets du Coran ondulent parmi des lacis de lis et de lotus sculptés. Quelquefois les caractères en sont formés par de petits morceaux de verre en saillie, qui brillent comme des diamans, en sorte que les pensées lumineuses du livre sacré semblent tracées par la main des anges. Les vitraux peints mettent le comble à cette magie. Les fenêtres treillissées flamboient, les rosaces ardentes ont des regards de feu et jettent des poignées de rubis et de topazes sur le marbre luisant des tombes royales.

El-Barkouk, qui repose ici, fonda en 1382 la dynastie des Mamelouks circassiens. Son histoire aventureuse est presque celle de tous les sultans d’alors. Le jeune Tcherkesse, vendu comme esclave à un émir, devenu successivement soldat, cheik, généralissime des armées, s’empara par sa bravoure et ses intrigues du trône des sultans baharites. Il eut la gloire de battre deux fois Tamerlan en Syrie. Audacieux, rusé, cruel, il répandit le sang à flots et abusa de la torture. Il n’en fut pas moins un grand protecteur des arts et des sciences. Il dort là avec toute sa famille sous ces catafalques de marbre vert et rose. Sous son dôme enchanté, dans son magnifique tombeau, le hardi Circassien semble continuer encore son rêve de gloire. Quant au peuple, il ne sait plus rien de lui, si ce n’est que c’est là le tombeau d’un sultan et d’une sultane : ces deux mots résument pour lui tous les songes de grandeur et de félicité.

On visite les mosquées d’El-Ghouri, d’El-Achraff-Bersébaï et tant d’autres dont chacune a son histoire et sa légende. Voici celle