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on a logé les ouvriers dans des baraquemens confortables, on leur a donné de chauds vêtemens et assuré une nourriture saine et bien choisie. Les cabarets ont été réglementés en vue de réprimer le fléau tout particulièrement septentrional de l’ivrognerie. On s’est même vanté, — ce qui est au moins une naïveté, — d’avoir exclu des chantiers les ouvriers entachés de socialisme. Mais on a dû y admettre une certaine proportion d’étrangers. Danois, Italiens, et même des Belges, malgré les suspicions que l’idiome dont ils se servent devait faire naître chez des fonctionnaires hantés de l’hallucination de l’espionnage. Enfin, — ce qui est plus particulièrement prussien, — on a multiplié les brigades de gendarmerie ; moyennant quoi, on déclare que les chantiers du canal maritime constituent une très convaincante démonstration de la supériorité du socialisme d’Etat sur la doctrine libérale et subversive de l’initiative individuelle.

Les travaux sont très avancés. L’année 1894 verra sans doute l’inauguration du canal de la Mer du Nord à la Baltique ; une fois de plus les harangues officielles proclameront la puissance de création du génie allemand.

La dépense dépassera probablement d’un certain nombre de millions les calculs primitifs. L’entretien en sera, comme nous l’avons dit, plus onéreux qu’on ne veut le croire. Dès aujourd’hui, on prévoit que la taxe de 75 pfennings par tonne nette qu’on prélèvera sur les navires transitans ne constituera, les frais annuels prélevés, qu’une insuffisante rémunération du capital engagé. Néanmoins, et bien que pendant plusieurs semaines chaque hiver le canal doive être fermé par les glaces, l’utilité de cette grande œuvre n’est pas contestable pour les navires auxquels elle permet d’éviter les dangers de la navigation des détroits. Les produits allemands qui ont Hambourg pour débouché maritime, notamment les charbons et la métallurgie de la Ruhr, qui y parviennent par le canal de l’Ems, espèrent pouvoir aller par la nouvelle voie concurrencer dans la Baltique leurs similaires d’origine britannique. Mais, d’autre part, Copenhague s’organise en port franc, et offrira au commerce international des facilités économiques qui peuvent le séduire plus encore que le raccourci du canal allemand

Restent, il est vrai, les préoccupations d’ordre belliqueux. Est-il bien certain qu’ouvrir entre les deux grands arsenaux maritimes de l’Empire, Wilhemshaven et Kiel, une voie directe à l’abri des canons danois, c’est, comme on l’a dit, doubler la force de la marine allemande ? Une berge rompue, une porte d’écluse avariée, et ce sont accidens possibles, qu’un ennemi peut toujours provoquer, car il y a des Curtius chez tous les peuples, et le canal