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que si je puis arriver avant la conclusion. Je n’ay jamais hésité à vouloir servir de victime pour le sacrifice de la paix ; mais ce seroit estre le jouet du monde que d’arriver là seulement pour y entendre prononcer ma sentence[1]. »

La confiscation de Chantilly lui paraissait une persécution odieuse et mesquine. Mme de Châtillon fut la première à lui en parler : « Le Roy est à Chantilly, lui écrivait-elle de Mello le 27 juin[2] ; il s’y trouve fort bien et dit hautement qu’il se réservera cette maison par le traité. » Et la duchesse plaisante M. le Prince : « Toutefois, ajoute-t-elle, j’espère rester vostre voisine[3]. »

M. le Prince ne goûte pas la plaisanterie : « Ce seroit un affront furieux. Il est faux que le Roy ayt une passion pour cette maison là. Il n’a jamais voulu s’y arrêter, et si on l’y a fait aller c’est une chose faite à plaisir. C’est la seule maison où je puisse me retirer pendant que je ne seray pas bien à la cour ; et comme je ne voy pas que j’y puisse estre bien de longtemps, au moins dois-je avoir une maison de plaisance pour y attendre doucement le retour d’une meilleure fortune[4]. »


VI. — CONFÉRENCES DES PREMIERS MINISTRES A LA FRONTIÈRE (AOUT-OCTOBRE 1659). LE PLAN DE MAZARIN.

Cependant Mazarin approchait de la frontière. Il arrivait malade, très souffrant de la goutte, cruellement soucieux surtout : c’est sa propre nièce qu’il doit éloigner du trône où le roi semble l’appeler. Comment concilier une certaine rigueur avec les ménagemens que commande la plus vulgaire prudence ? Louis XIV consent encore à ne régner que de nom ; mais d’un mot, d’un geste, il peut ressaisir la toute-puissance ; jusqu’où l’amour irrité pourra-t-il le conduire ?

Les nièces viennent d’être expédiées à Brouage ; Anne d’Autriche a obtenu de son fils qu’il se retirât à Chantilly ; mais il peut en sortir, rompre le mariage de l’infante, aller chercher sa belle au fond des marais de la Charente et la délivrer la lance au poing, comme un héros de roman. C’est le moment d’endormir la passion par quelques concessions apparentes, tout en cherchant à resserrer les liens qui retiennent le roi. Le cardinal autorise une entrevue suprême entre les deux amans, gagne du temps. Le 14 juillet, les ratifications du traité de Paris furent échangées à

  1. M. le Prince à Lenet, 20 septembre 1659. B. N.
  2. A. E.
  3. Mello est à trois lieues de Chantilly.
  4. M. le Prince à Lenet, 3 juillet 1689. B. N.