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relèvement industriel et commercial ». Toulouse deviendra Manchester ; Aubin, Carmaux, Graissessac, vont se transformer en autant de Cardiffs ! Qu’une voie de communication nouvelle soit un avantage pour les localités qui auront à s’en servir, c’est assez probable, quoiqu’il faille, en cela comme en tout, garder une certaine mesure. Mais quelle peut être ici l’importance de cet avantage ? Vaut-il le prix qu’on nous demande d’y mettre ? Ne peut-on l’obtenir plus économiquement ? Autant de questions auxquelles on se garde de répondre, peut-être tout simplement parce qu’on n’y a pas songé.

En dernier lieu, et comme en un réduit qu’on prétend inexpugnable, on s’est rejeté sur ce qu’on a appelé l’intérêt de la défense nationale. L’argument avait si bien réussi à certains chemins de fer électoraux, sans voyageurs ni marchandises ! Certes la défense nationale est chose sacrée ; il faut y penser toujours et même en parler quelquefois, mais encore faut-il que ce soit à bon escient : il y a une sorte de sacrilège, en la mettant au service des projets les plus discutables, à en faire une manière de poudre aux yeux que des rhéteurs s’en vont débitant, comme leurs prédécesseurs et modèles faisaient jadis des grandes vertus de l’orviétan.

Par le canal, nous dit-on, vous évitez les canons de Gibraltar ; vous réunissez l’escadre de la Méditerranée à celle de la Manche ; vous mettez à exécution le plan rêvé au camp de Boulogne ; notre marine venge enfin Aboukir et Trafalgar. Car ce n’est que dans le cas d’une guerre avec l’Angleterre que l’on doit se préoccuper de ce que cette puissance tient, les clefs du détroit. Il faut vraiment plier les hypothèses au gré de ses rêves pour s’imaginer qu’il n’y aurait pas alors à la fois une escadre anglaise dans la Méditerranée et une autre dans la Manche, Celle de nos côtes que l’on dégarnirait au profit de l’autre ne serait-elle pas aussitôt livrée aux insultes de l’ennemi ? Qui sacrifiera-t-on ? Toulon et Marseille, ou bien le Havre et Cherbourg, cibles ouvertes a tous les feux ? Le hasard des voyages m’a, au cours d’une longue traversée, procuré l’honneur de me rencontrer avec l’amiral Courbet au moment où il revenait de la Nouvelle-Calédonie. Les journaux d’Europe que nous trouvâmes à Aden étaient remplis du projet que M. Duclerc cherchait pour la deuxième ou troisième fois à faire accepter par l’opinion. « Quelle illusion ! ai-je alors entendu dire au futur vainqueur de la guerre de Chine ; comment s’imaginer qu’on pourra librement, d’une mer à l’autre, aller chercher l’ennemi là où on voudra ? Ne faudra-t-il pas, au contraire, l’attendre partout et ne se dégarnir nulle part ? » Et il ajoutait : « s’il n’y a que cette considération de stratégie navale à faire valoir, qu’au lieu de faire ce canal,