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se demander s’il y a des crimes vraiment individuels, de même qu’on s’est demandé s’il y a des œuvres de génie qui ne soient pas une œuvre collective. Analysez l’état d’âme du malfaiteur le plus farouche et le plus solitaire, au moment de son action ; ou aussi bien l’état d’âme de l’inventeur le plus sauvage, à l’heure de sa découverte ; et retranchez-en tout ce qui, dans la formation de cet état fiévreux, revient à des influences d’éducation, de camaraderie, d’apprentissage, d’accidens biographiques ; qu’en restera-t-il ? Bien peu de chose ; quelque chose pourtant, et quelque chose d’essentiel, qui n’a nul besoin de s’isoler pour être soi. Au contraire, ce je ne sais quoi, qui est tout le je individuel, a besoin de se mêler au dehors pour prendre conscience de lui-même et se fortifier ; il se nourrit de ce qui l’altère. C’est par de multiples actions de contact avec les personnes étrangères qu’il se déploie en se les appropriant, dans la mesure très variable où il lui est donné de se les approprier plutôt que de s’assimiler à quelqu’une d’entre elles. Du reste, même en s’asservissant, il demeure soi le plus souvent et sa servitude est sienne. Par où l’on voit que Rousseau tournait le dos à la réalité quand, pour réaliser le plus haut point possible d’autonomie individuelle, il jugeait nécessaire un régime de solitude prolongée depuis la première enfance, — de solitude incomplète d’ailleurs, de solitude à deux, du Maître et du Disciple, tout à fait hypnotisante pour ce dernier. Son Émile est la personnification même et la réfutation par l’absurde de l’individualisme propre à son temps. Si la solitude est féconde, et même seule vraiment féconde, c’est quand elle alterne avec une vie intense de relations, d’expériences et de lectures, dont elle est la méditation.

Malgré tout, il est permis d’appeler individuels les crimes, comme en général les actes quelconques, exécutés par une seule personne en vertu d’influences vagues, lointaines et confuses d’autrui, d’un autrui indéfini et indéterminé ; et on peut réserver l’épithète de collectifs aux actes produits par la collaboration immédiate et directe d’un nombre limité et précis de co-exécutans.

Certainement, il y a, en ce sens, des œuvres de génie individuelles ; ou plutôt, en ce sens, il n’y a rien que d’individuel en fait de génie. Car, chose remarquable, tandis que, moralement, les collectivités sont susceptibles des deux excès contraires, de l’extrême criminalité ou même parfois de l’extrême héroïsme, il n’en est pas de même intellectuellement ; et, s’il leur appartient de descendre à des profondeurs de folie ou d’imbécillité inconnues à l’individu pris à part, il leur est interdit de s’élever au déploiement suprême de l’intelligence et de l’imagination créatrice. Elles peuvent, dans l’ordre moral, choir très bas ou monter très haut ; dans l’ordre intellectuel, elles ne peuvent que tomber très bas. S’il y a des