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groupes qu’ils dirigent. Une assemblée ou une association, une foule ou une secte, n’a d’autre idée que celle qu’on lui souffle, et cette idée, cette indication plus ou moins intelligente d’un but à poursuivre, d’un moyen à employer, a beau se propager du cerveau d’un seul dans le cerveau de tous, elle reste la même ; le souffleur est donc responsable de ses effets directs. Mais l’émotion jointe à cette idée, et qui se propage avec elle, ne reste pas la même en se propageant, elle s’intensifie par une sorte de progression mathématique, et ce qui était désir modéré ou opinion hésitante chez l’auteur de cette propagation, chez le premier inspirateur d’un soupçon, par exemple, hasardé contre une catégorie de citoyens, devient promptement passion et conviction, haine et fanatisme dans la masse fermentescible où ce germe est tombé. L’intensité de l’émotion qui meut celle-ci et la porte aux derniers excès, en bien ou en mal, est donc en grande partie son œuvre propre, l’effet du mutuel échauffement de ces âmes en contact par leur mutuel reflet ; et il serait aussi injuste d’imputer à son directeur quelconque tous les crimes où cette surexcitation l’entraîne que de lui attribuer l’entier mérite des grandes œuvres de délivrance patriotique, des grands actes d( dévouement, suscités par la même fièvre. Aux chefs d’une bande ou d’une émeute, donc, on peut demander compte toujours de l’astuce et de l’habileté dont elle a fait preuve dans l’exécution de ses massacres, de ses pillages, de ses incendies mais non toujours de la violence et de l’étendue des maux causés par ses contagions criminelles. Il faut faire honneur au général seul de ses plans de campagne, mais non de la bravoure de ses soldats. Je ne dis pas que cette distinction suffise à simplifier tous les problèmes de responsabilité soulevés par notre sujet, mais je dis qu’il convient d’y avoir égard pour chercher à les résoudre,


II

Au point de vue intellectuel, comme à d’autres points de vue, il y a des différences notables à établir entre les diverses formes de groupemens sociaux. Ne comptons pas celles qui consistent en un simple rapprochement matériel. Des passans dans une rue populeuse, des voyageurs réunis, entassés même, sur un paquebot, dans un wagon, autour d’une table d’hôte, silencieux ou sans conversation générale entre eux, sont groupés physiquement, non socialement. J’en dirai autant des paysans agglomérés sur un champ de foire, aussi longtemps qu’ils se borneront à conclure des marchés entre eux, à poursuivre séparément leurs buts distincts, quoique semblables, sans nulle coopération à une même action