Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui mutuellement s’exaltent. La foule est lancée, et se met, naturellement, à casser des vitres, à détruire tout ce qu’elle peut. — On remarquera en passant ce singulier goût des foules pour les vitres cassées, pour le bruit, pour la destruction puérile : c’est une de leurs ressemblances nombreuses avec les ivrognes, dont le plus grand plaisir, après celui de vider les bouteilles, est de les briser. — Dans cet exemple, le premier qui a sifflé, qui a crié, ne s’est probablement pas rendu compte des excès qu’il allait provoquer. Mais n’oublions pas qu’il s’agit là d’une agitation précédée de beaucoup d’autres qui ont eu leurs agitateurs plus consciens et plus volontaires.

Il arrive aussi, souvent, qu’une foule mise en mouvement par un noyau d’exaltés, les dépasse et les résorbe, et, devenue acéphale, semble n’avoir pas de conducteur. La vérité est qu’elle n’en a plus comme la pâte levée n’a plus de levain.

Enfin, — remarque essentielle, — le rôle de ces conducteurs est d’autant plus grand et distinct que la foule fonctionne avec plus d’ensemble, de suite et d’intelligence, qu’elle est plus près d’être une personne morale, une association organisée.

On voit donc que, dans tous les cas, malgré l’importance attachée à la nature de ses membres, l’association en définitive vaudra ce que vaudra son chef. Ce qui importe avant tout, c’est la nature de celui-ci ; un peu moins peut-être, il est vrai, pour les foules ; mais ici, en revanche, si un mauvais choix du chef peut ne pas produire des conséquences aussi désastreuses que dans une association corporative, les chances d’un bon choix sont beaucoup moins grandes. Les multitudes, et aussi bien les assemblées, même parlementaires, sont promptes à s’engouer d’un beau parleur, du premier venu qui leur est inconnu ; mais les corps de marchands, les collegia de l’antique Rome, les églises des premiers chrétiens, toutes les corporations quelconques, quand elles élisent leur prieur, leur évêque, leur syndic, ont depuis longtemps mis son caractère à l’épreuve ; ou, si elles le reçoivent tout fait, comme l’armée, c’est des mains d’une autorité intelligente et bien informée. Elles sont moins exposées aux « emballemens », car elles ne vivent pas toujours à l’état rassemblé, mais le plus souvent à l’état dispersé, qui laisse à leurs membres, délivrés de la contrainte des contacts, la disposition de leur raison propre. — En outre, quand le chef d’un corps a été reconnu excellent, il a beau mourir, son action lui survit[1] ; le fondateur d’un ordre religieux, canonisé après sa mort, vit et agit toujours dans le cœur de ses disciples, et à son

  1. Malheureusement, cela arrive aussi, quelquefois, quand le chef mérite moins cette survivance ; les partis politiques le prouvent. En France, les boulangistes ont survécu à Boulanger ; au Chili, les balmacédistes à Balmacéda.