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impulsion s’ajoute celle de tous les abbés et réformateurs qui lui succèdent, et dont le prestige, comme le sien, grandit et s’épure par l’éloignement dans le temps ; tandis que les bons meneurs des foules[1] — Car il y en a de tels, — cessent d’agir dès qu’ils ont disparu, plus promptement oubliés que remplacés. Les foules n’obéissent qu’à des conducteurs vivans et présens, prestigieux corporellement, physiquement, jamais à des fantômes d’idéale perfection, à des mémoires immortalisées. — Comme je viens de l’indiquer en passant, les corporations, dans leur longue existence, souvent plusieurs fois séculaire, présentent une série de meneurs perpétuels, greffes en quelque sorte les uns sur les autres et se rectifiant les uns les autres ; encore une différence avec les foules, où il y a tout au plus un groupe de meneurs temporaires et simultanés, qui se reflètent en s’exagérant. Autant de différences, autant de causes d’infériorité pour les foules.

Il y en a d’autres. Ce ne sont pas seulement les pires meneurs qui risquent d’être choisis ou subis par les multitudes, ce sont encore les pires suggestions, parmi toutes celles qui émanent d’eux. Pourquoi ? Parce que, d’une part, les émotions ou les idées les plus contagieuses sont, naturellement, les plus intenses, comme ce sont les plus grosses cloches, non les mieux timbrées ni les plus justes, dont le son va le plus loin ; et que, d’autre part, les idées les plus intenses sont les plus étroites ou les plus fausses, celles qui frappent les sens, non l’esprit, et les émotions les plus intenses sont les plus égoïstes. Voilà pourquoi, dans une foule, il est plus facile de propager une image puérile qu’une abstraction vraie, une comparaison qu’une raison, la foi en un homme ou la méfiance contre un homme que l’attachement à un principe ou la renonciation à un préjugé ; et pourquoi, le plaisir de dénigrer étant plus vif que le plaisir d’admirer, et le sentiment de la conservation plus fort que le sentiment du devoir, les huées s’y répandent plus facilement encore que les bravos, et les accès de panique y sont plus fréquens que les élans de bravoure.

  1. Dans une conférence sur la Conciliation industrielle et le rôle des meneurs (Bruxelles, 1892), un ingénieur belge très compétent, M. Weiler, montre le rôle utile que les bons meneurs, à savoir, d’après lui, les « meneurs de la profession » et non les meneurs de profession, peuvent exercer dans les différends entre patrons et ouvriers. Il y fait voir aussi le faible désir qu’éprouvent les ouvriers, dans ces momens critiques, de voir survenir les « messieurs » politiciens. Pourquoi ? Parce qu’ils savent bien que, une fois arrivés, ceux-ci les subjugueront bon gré mal gré. C’est une fascination qu’ils redoutent, mais qu’ils ne subissent pas moins.