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quelle faible habileté cette sorte de juge d’instruction collectif appelé la Commission d’enquête a accompli ses opérations, malgré la réelle capacité de ses membres ; et il est vraisemblable que chacun d’eux, investi seul des mêmes pouvoirs et agissant isolément, eût fait de meilleure besogne. En tout cas, il est manifeste que le jury est encore plus inintelligent que les jurés[1].

Encore un exemple, que j’emprunte aux Mémoires de Gisquet, préfet de police sous Louis-Philippe. En avril 1832, à Paris, au paroxysme de l’épidémie cholérique, « des bruits répandus et propagés dans tout Paris avec la rapidité de l’éclair, attribuèrent au poison les effets de l’épidémie, et firent croire aux masses, toujours impressionnables dans de pareils momens, que des hommes empoisonnaient les alimens, l’eau des fontaines, le vin et autres boissons… En peu d’instans, des rassemblemens immenses se formèrent sur les quais, sur la place de Grève, etc., et jamais peut-être on ne vit à Paris une si effroyable réunion d’individus, exaspérés par cette idée d’empoisonnement et recherchant partout les auteurs de ces crimes imaginaires… » C’était tout simplement un délire collectif de la persécution. « Toute personne munie de bouteilles, de fioles, de paquets d’un petit volume, leur paraissait suspecte ; un simple flacon pouvait devenir une pièce de conviction aux yeux de cette multitude en délire. » Gisquet a parcouru lui-même « ces masses profondes, couvertes de haillons » et, dit-il, « rien ne peut rendre tout ce que leur aspect avait de hideux, l’impression de terreur que causaient les murmures sourds qui se faisaient entendre ». Ces affolés sont devenus facilement des massacreurs. « Un jeune homme, employé au ministère de l’intérieur, fut massacré, rue Saint-Denis, sur le seul soupçon d’avoir voulu jeter du poison dans les brocs d’un marchand de vin… » Quatre massacres eurent lieu dans ces conditions… Scènes analogues à Vaugirard et au faubourg Saint-Antoine.. Ici « deux imprudens fuyaient, poursuivis par des milliers de forcenés qui les accusaient d’avoir donné à des enfans une tartine empoisonnée ». Les deux hommes se cachent à la hâte dans un corps de garde ; mais le poste est dans un instant cerné, menacé et rien n’aurait pu empêcher en ce moment le massacre de ces individus si le commissaire de police et un ancien officier de paix n’avaient

  1. Ici même, M. de Vogüé, avec sa pénétration ordinaire, disait un jour, à propos de l’un de nos derniers ministères : « Ces ministres, dont je me plaisais à constater plus haut la valeur individuelle, ces hommes qui, pour la plupart montrent dans leurs départemens respectifs d’éminentes qualités d’administration, il semble qu’une paralysie foudroyante les frappe quand ils se trouvent réunis autour de la table du Conseil ou-au pied de la tribune, devant une résolution collective à prendre. » À combien de ministères, et de parlemens, et de congrès, cette remarque est applicable !