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si l’on ne songeait à cette portion restée forte et saine de nos nations européennes, leurs années. Et l’on bénirait presque, alors, la nécessité de l’universel armement si elle n’avait malheureusement sa part dans les conditions sociales d’où est née, ou plutôt ressuscitée, sous son effroyable avatar contemporain, l’« idée » anarchique. On ne tourne pas impunément l’esprit d’invention, comme nous l’avons fait depuis plus de vingt ans, vers la découverte de nouveaux explosifs militaires, d’engins formidables tels que les torpilles et les obus de mélinite. À force d’exalter comme de vrais bienfaiteurs de l’humanité les inventeurs de ces monstruosités, on a habitué l’imagination humaine aux horreurs de leurs effets ; et après avoir inventé ces choses contre l’ennemi du dehors, rien n’a paru plus naturel que de s’en servir contre l’ennemi ou le rival du dedans, contre l’étranger intérieur…


VII.

Passons à notre seconde question : l’idée criminelle une fois conçue, pourquoi et comment se répand-elle et s’exécute-t-elle ? Pourquoi et comment trouve-t-elle à s’incarner aujourd’hui en une secte plus ou moins vaste, plus ou moins forte et redoutable, qui la réalise, tandis qu’hier elle n’aurait pas recruté dix adhérens, ou vice versa ? Ici surtout les influences toutes sociales l’emportent sur les prédispositions naturelles ; sans doute, celles-ci sont requises dans une certaine mesure vague, par exemple un penchant prononcé au délire haineux, à la crédulité soupçonneuse ; mais ces aptitudes avortent s’il ne s’y joint, ce qui est essentiel, une préparation des âmes par des conversations ou des lectures, par la fréquentation de clubs, de cafés, qui ont jeté sur elles, en une longue contagion d’imitation lente, la semence d’idées antérieures propres à faire bien accueillir la nouvelle venue. Une idée se choisit ainsi ses hommes parmi ceux que d’autres idées lui ont faits. Car une idée ne se choisit pas seulement, mais se fait toujours ses hommes, comme une âme, — ou, si vous aimez mieux, comme un ovule fécondé, — se fait son corps. Et c’est ce que va faire aussi celle-ci : elle enfonce, elle étend peu à peu ses racines dans le terrain qui lui a été préparé. Du premier qui l’a conçue, elle passe, par impressionnabilité imitative encore, dans un seul catéchumène d’abord, puis dans deux, dans trois, dans dix, dans cent, dans mille.

La première phase de cette embryogénie est l’association à deux ; c’est là le fait élémentaire qu’il convient de bien étudier, car toutes les phases suivantes n’en sont que la répétition. Un jeune savant italien d’avenir, M. Sighele, a consacré un volume à