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âmes excentriques et follement chercheuses, est-il besoin de le démontrer ? Lui d’abord. — Pourquoi fit-il autrefois la sourde oreille aux aimables avances de la jeune fille ? Parce que dans son enthousiasme il se représentait une fière créature qui l’intimidait fort, et que, « l’inaccessible déesse » lui étant apparue « bonne fille et engageante », il lui en voulut beaucoup « d’être si profondément inférieure à son rêve ». Cela n’est déjà pas très naturel, mais ce qui l’est beaucoup moins c’est la façon dont Charles accueille l’épreuve à laquelle on a eu l’idée de le soumettre. S’il n’avait la cervelle à l’envers, il eût fait répondre par Emma la messagère à la trop ingénieuse enfant : « Ou votre faute est réelle, et je ne m’en ferai pas le rédempteur ; ou vous l’avez inventée à plaisir, et ce plaisir est odieux, et d’une imagination malsaine et cruelle à la fois je me détourne avec autant de répugnance, plus peut-être, que d’une âme flétrie et d’un corps souillé. »

Quant à Gabrielle, elle n’est pas folle : c’est la démence même. À des yeux moins obstinément égarés que les siens, l’épreuve s’offrait pourtant, non plus insensée, mais digne encore de deux cœurs délicats. Le seul sacrifice exigible de l’ombrageuse pauvreté de Charles, c’était celui de cet ombrage même. Le demander, ce sacrifice, et l’obtenir suffisait au talent de l’auteur et valait mieux pour notre plaisir. La véritable pièce était là, non plus tragique et fausse, mais juste, mais exquise ; l’amour pouvait broder encore, mais une étoffe légère, de soies nuancées et fines, qui n’étaient plus couleur de sang.

« L’orgueil n’est pas mon fait, a dit Perdican : je n’en estime ni les joies ni les peines. » Les personnages de M. de Curel n’estiment rien autre chose et ne sont insensés qu’à force d’être orgueilleux. C’est par orgueil que Charles repoussa jadis Gabrielle jeune fille ; par orgueil encore plus que par fierté, il la repousse jeune femme ; par orgueil toujours, plutôt que de s’avouer vaincu, plutôt, comme il dit, que de déchanter devant elle après son air de bravoure, il entre dans les voies tortueuses, il se prête à la déloyauté passagère qui rejette Gabrielle à jamais dans l’incurable doute et l’expérience forcenée. Orgueil fanfaron, cabotin, orgueil tout en façade et plâtré, auquel il faut la scène et la galerie, mais qui devant la mort ou devant l’amour croule s’il n’est regardé, et dont M. Jules Lemaître a dit excellemment : « La profondeur de ses chutes solitaires se mesure à la sublimité de ses exaltations devant témoins. »

Quant à Gabrielle, singulière jusqu’à la folie, elle est orgueilleuse jusqu’à la férocité. Elle s’estime assez haut pour se vendre au double prix d’une torture et d’une bassesse ; avant tout, elle veut se voir acceptée, ne fût-ce qu’une heure, non seulement avec son argent, mais avec une faute, par le pauvre dont elle se sait aimée. Et si bien au delà d’une heure l’affreuse comédie se prolonge, c’est parce que la comédienne,