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chambrette de la rue Saint-Roch, où la blanchisseuse montait autrefois, son panier à la main et le cœur battant, pour y trouver un client insolvable, hélas ! et insensible, et redescendre toujours sans un écu dans sa poche et sans un baiser sur sa joue. La même note est donnée ici que dans la scène entre Napoléon et ses sœurs, mais avec un timbre très différent. Ici encore le passé remonte à la surface, mais non plus le passé vulgaire : le passé modeste seulement, qui reparaît à côté du présent glorieux ; rêves incertains qui reviennent pour ainsi dire visiter les rêves accomplis. L’empereur aujourd’hui ne demanderait pas mieux que de le payer à l’accorte duchesse, le baiser d’autrefois ; mais la spirituelle créancière ne réclame que son argent. « Combien vous doit Bonaparte ? — Trois napoléons. Sire. » Dans le froissement de ces deux noms on entend le choc de deux mondes, et ce compte de blanchisseuse, rappelé gaiement à un tel homme, en un tel moment, en un tel lieu, fait un peu songer au mot, ou plutôt songer comme le mot fameux d’Erfurth : « Quand j’étais sous-lieutenant d’artillerie. »

Reprocherons-nous maintenant à la comédie de M. Sardou de s’adresser trop souvent aux yeux :


Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta…


Les yeux ont leur part et leurs droits au théâtre. Constamment ravissante à voir, Mme Sans-Gêne reproduit avec une exactitude minutieuse, par les arts du décor, du mobilier et du costume, la physionomie, l’apparence et l’apparat de l’époque empire. Peu de pièce, mais une série de tableaux vivans, très vivans ; si vous voulez, une fête en costumes, ou ce qu’on appelle une soirée de « têtes » ; costumes éblouissans et têtes suffisamment ressemblantes. Avec cela, des bibelots du temps à profusion. Dans le vrai cabinet de l’empereur, le véritable bureau impérial, portant un candélabre, impérial également. Et c’est presque le vrai empereur : l’uniforme, le masque, la mèche, la tabatière, les mains croisées derrière le dos, tout y est, même un peu de son âme.

Choses et gens concourent à rendre parfaite la représentation de Mme Sans-Gêne. Nous en avons loué l’intérêt ou l’agrément matériel ; elle en a d’autres. M. Candé prête au maréchal Lefebvre sa robuste élégance, avec quelque chose de rude, de « peuple », qui convient. M. Lérand dessine du trait le plus sobre et le plus fin la figure de Fouché. Quant à Mme Réjane, deux mots suffiront à la louer : elle se montre une fois encore, — que dis-je, vingt fois, car son rôle est changeant, — la première comédienne d’aujourd’hui.


Christian XVI, roi d’Alfanie, vieux et las de régner, vient de déléguer pour un an ses pouvoirs à l’aîné de ses deux fils, le prince Hermann.