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société et l’ordre établi ». Ce langage élevé, méritoire, prophétique, oserons-nous dire, n’a pas été entendu par le Reichsrath.

Rien cependant n’était moins révolutionnaire que le projet de réforme gouvernemental. La Chambre basse se compose en Autriche de 353 députés nommés par quatre collèges distincts : 85 par la propriété foncière, 21 par les chambres de commerce, 99 par les villes, 129 par les communes rurales, plus une vingtaine par une combinaison assez bizarre des chambres de commerce et des villes. La représentation autrichienne est du reste la plus compliquée du monde entier. Le comte Taaffe ne la modifiait en rien ; il ne touchait pas non plus à la forme du vote, qui pour les communes est à deux degrés, ni aux âges de l’électoral et de l’éligibilité, fixés jusqu’ici, le premier à 24, le second à 30 ans. Il supprimait seulement le cens de 5 florins (12 fr. 50) d’impôt direct nécessaire d’après la loi de 1882 ; il n’exigeait des électeurs que d’avoir satisfait à la loi militaire autrichienne, et de savoir lire et écrire la langue d’un des royaumes, — pays de la couronne, — représentés au Reichsrath.

Cette suppression du cens avait pour effet d’accroître de 3 millions le nombre des électeurs qui est actuellement de 1 700 000. Cet accroissement portant exclusivement sur les électeurs des villes et des communes rurales, on aurait pu croire qu’il laisserait indifférens les députés de l’aristocratie foncière, qui n’étaient pas atteints. Mais le groupe ou club conservateur-clérical, par la bouche de M. de Hohenwart, a protesté « qu’il était inadmissible que le pouvoir de décider, en matière politique, échappât à ceux qui possèdent pour passer à ceux qui n’ont rien » ; le chef du club polonais, M. de Jaworski, a déclaré que « le projet mènerait au suffrage universel, lequel porterait un coup mortel à l’autonomisme, qui est la raison d’être de l’Autriche » ; enfin M. de Plener, l’orateur de la gauche allemande unie, qui s’estimait la plus directement visée par la réforme, a montré plus d’aigreur encore que ses collègues, en reprochant au ministre de « poursuivre la défaite des Allemands, et le triomphe du fédéralisme démocratique, avec tendances slaves radicales ».

Ainsi l’un des opposans affirme que le projet a pour but de développer le fédéralisme, pendant que l’autre déclare qu’il aura pour effet de l’anéantir. Quelque bizarres que soient ces contradictions, le chef du cabinet, abandonné par les trois grands partis de la Chambre et réduit à ne compter plus que sur les démocrates, les antisémites et sur cette délégation jeune-tchèque, — abhorrée par le monde officiel et soumise à un régime d’exception que le gouvernement demandait justement au Reichsrath de ratifier, — le chef du cabinet n’avait plus qu’à se retirer ou à dissoudre la Chambre. Comme de nouvelles élections ne prouveraient rien, puisqu’elles seraient faites par les anciens électeurs,