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relief âcre du rogomme. On va pouvoir faire du café au lait…

Dans cette espérance, il se coucha et s’endormit, enveloppé d’un châle qu’il nouait autour de sa taille, à la Marie-Antoinette. Labait, recroquevillé sur lui-même, les lèvres serrées, tous ses traits plissés dans une expression méchante, ronronnait à petit bruit. Tous deux étendaient leurs jambes vers un feu doux où brûlait un olivier, cendre par un bout, et feuillage par l’autre. Lefelle veillait aux habits, qui n’étaient pas encore entièrement séchés, poussait du pied dans le brasier le tronc de l’arbre. À la fin, il s’allongea à son tour dans son manteau, et mit l’enfant contre lui, sous son bras. Mais il ne pouvait pas s’endormir, il avait le sang trop échauffé.

Jamais il ne s’était senti si loin de France, jamais il n’avait tant éprouvé, ni si vivement souffert, le souci et le doute d’y revenir un jour.

Car, était-ce bien vrai, ce bruit répandu depuis quelque temps dans l’armée, qu’on allait rentrer au pays en passant par Gonstantinople ? N’était-on plus en guerre avec l’Autriche ? L’Autriche, — la chose était avérée, — se trouvait sur ce chemin de retour. Ou bien, ferait-on demi-tour vers l’Égypte, en rappelant les bateaux embossés devant Malte ? Et alors, comment rattraper ces pays-là, Alexandrie, Damiette, sans courir risque de mourir de soif ? Mettrait-on des djermes sur le Jourdain, comme autrefois sur le Nil, et ferait-on en bateau tout ou partie de cette contremarche ? Peut-être le Jourdain passait-il à Suez ? Bonaparte avait dû examiner cela sur des cartes… Et poursuivant ainsi sa méditation, multipliant les hypothèses, il se perdait dans le dédale de sa propre ignorance, il se heurtait de toutes parts à des milliers de possibles dont les causes lui échappaient.

Puis, il se lassa de cet avenir plein de doutes et préféra se ressouvenir.

Il avait été si gai, le départ de France ! si gaie la fuite vers cet Orient inconnu d’où l’on espérait rapporter de l’or ! L’escadre était développée sur toute la mer ; peu à peu les côtes de Provence s’effaçaient sous l’eau, dans le crépuscule. Puis, la marche ailée et propice, l’éclatant soleil, le jeu des signaux déployés au sommet des mâts, les manœuvres qui suivaient ces ordres symboliques et muets, soit qu’il s’agît de renforcer une aile en arrivant par le travers de quelque côte, soit qu’on donnât le branle-bas à propos d’un navire aperçu.

L’Heureux marchait en queue, ayant peine à se charrier sur ses toiles ; mais, de ce poste d’arrière-garde, on voyait mieux les deux cents voiles déployées et penchantes qui se pourchassaient sans jamais s’atteindre, on entendait mieux, le soir, les airs que