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asiatiques prendront la cohésion nécessaire : certaines parties, les plus riches, qui sont aujourd’hui excentriques ou peu accessibles, auront des débouchés.

Tout cela, l’Angleterre le sait, et sa politique consiste, naturellement, à chercher par tous les moyens à éviter ce résultat. Dans une comparaison peu flatteuse, mais énergique et assez claire, le plus en vue des diplomates anglais actuels, qui fut vice-roi des Indes avant d’être ambassadeur en Occident, et qui, à ce titre, connaît aussi bien les questions asiatiques que celles de l’Europe, a comparé la domination russe à un abcès qui ronge le vieux continent : il faut à tout prix, a-t-il dit, l’empêcher de percer au dehors. En s’attachant à suivre ce programme, l’Angleterre prétend, naturellement, faire œuvre d’utilité publique et rendre service au monde entier, avec l’abnégation qui lui est habituelle en pareil cas, et qui, par une heureuse et juste coïncidence, se trouve toujours, en fin de compte, avoir un résultat avantageux pour ses intérêts particuliers.

La Russie peut obtenir de deux façons la porte de sortie dont nous venons d’indiquer l’emplacement et l’utilité : par l’annexion de la Perse, ou bien par la conquête d’une zone plus ou moins large, située plus à l’est, c’est-à-dire entre la Perse et l’Inde, et traversant du nord au sud l’Afghanistan et le Beloutchistan, de manière à former un trait d’union entre la partie méridionale de la province transcaspienne actuelle et le littoral de l’océan Indien. La première combinaison, à savoir l’absorption de la Perse par la Russie, est poursuivie depuis longtemps et plus ou moins préparée par de nombreux traités dont le premier est fort ancien, car il remonte au règne de Pierre le Grand. Mais cette annexion ne passerait pas inaperçue en Europe : quelque logique qu’elle soit, elle causera une bien grosse perturbation dans les atlas, scolaires ou autres, et l’Angleterre ne désespère pas d’arriver à l’empêcher.

Malgré l’infériorité incontestable de ses chances, elle lutte d’influence en Perse avec la Russie et elle réussit à retarder la solution menaçante pour elle. L’autre combinaison, plus avantageuse peut-être, comme nous le dirons plus loin, aurait conduit au même résultat d’une façon moins bruyante et, avec de bien moindres complications internationales.

Ce résultat, la Russie a été sur le point de l’atteindre en 1884, peu de temps après l’avènement de l’empereur actuel, et plus de la moitié du chemin, sinon le chemin tout entier, aurait déjà été franchie à l’heure qu’il est, si le raid du général Grodiékoff sur Hérat avait été soutenu, ou si un ordre supérieur n’avait pas arrêté le général Komaroff, après la facile victoire de Kouchka, remportée