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regrettable, il n’en avait pas été de même jusqu’à présent des hommes d’État russes : pourtant il semble que, dans les événemens actuels, la Russie se soit laissé distancer.

L’Inde anglaise a cessé depuis longtemps, chacun le sait, d’être une simple colonie commerciale, c’est-à-dire, comme elle l’était au début, un simple groupe de comptoirs entourés de possessions territoriales plus ou moins vastes. Mais elle a cessé également, qu’on ne l’oublie pas, d’être l’Inde de Clive et de Warren Hastings, c’est-à-dire un empire colonial, tel que l’avait conçu Dupleix dans son génie pourtant singulièrement moderne, empire comprenant une agglomération de possessions directes et de royaumes vassaux. L’Inde n’est même plus, comme il y a trente ans, un superbe domaine colonial comprenant la totalité de la presqu’île hindoustane, ni même un grand État unifié, ce qu’elle était arrivée à être il y a peu d’années, lorsque la reine Victoria se fit couronner impératrice des Indes. L’Inde anglaise, c’est, maintenant toute l’Asie méridionale, tout le versant sud de ce vieux continent, c’est-à-dire presque toute la partie de l’Asie la plus riche et la plus susceptible de civilisation. C’est un empire plus vaste, plus fort et plus peuplé qu’aucun de ceux qui ont eu leur siège dans les Indes à aucune époque de l’histoire.

Lors du dernier recensement, dont les chiffres ont été publiés cette année, on a pu constater que le vice-roi des Indes, simple fonctionnaire du gouvernement anglais, commandait à plus de 250 millions d’hommes, ce qui fait de lui le monarque le plus puissant du monde. L’empire indien est le plus peuplé qui existe après l’empire chinois, qu’il prime de beaucoup en richesse et en unité.

Cet empire de l’Inde sera-t-il demain l’empire de toute l’Asie, et l’Angleterre possédera-t-elle dans quelques années, sinon la totalité de ce grand continent, du moins toute sa partie riche et utilisable, et dominera-t-elle en outre toutes les autres parties réduites à l’état de pays tributaires ou vassaux politiquement ou économiquement ? Il n’y a plus guère que deux obstacles qui l’en puissent empêcher, et ils semblent aujourd’hui ébranlés : ce sont la domination russe d’un côté, et de l’autre peut-être, dans une mesure bien moindre, la France en Indo-Chine.

À cette heure où les peuples qui représentent la civilisation moderne, à l’étroit dans l’Europe devenue trop petite pour eux, se partagent les autres parties du globe, celui qui s’assurera l’empire colonial sera bien près de posséder l’empire du monde pour demain.

L’Angleterre a su prendre les devans dans ce partage, et nous