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pareil cas, on l’emmenait toujours, lui, le vieux serviteur du roi, de la République et de Bonaparte, l’échappé de toutes les bagarres, depuis Jemmapes jusqu’à Lodi. Les autres restèrent au camp, oisifs et mécontens des lenteurs du siège.

Une fois, ils pensèrent qu’on allait en finir. Les 12 venaient d’ouvrir la brèche, la contrescarpe était ruinée, versée dans le fossé, toutes les troupes commandées et rassemblées. La musique jouait derrière l’aqueduc. On attendit deux heures entre les tombeaux et les citernes. Puis, le contre-ordre vint, on fit demi-tour… Il fallait croire que ça n’avait pas réussi, à l’avant. Mais à toutes ces tergiversations, à ces contremarches, on ne reconnaissait plus Bonaparte. Et maintenant, il y avait un sort dessus cette ville, imc impossibilité d’entrer par cette brèche. Kléber l’avait bien prédit. C’est qu’il n’aimait pas les brèches, lui, le père Kléber, à moins qu’il ne pût prendre pied sur elles aussitôt qu’ouvertes. Il disait encore qu’on avait là une gueule béante par laquelle toute l’armée passerait petit à petit, et tomberait dans l’estomac du Turc. Ces propos, on ne sait comment, avaient filtré jusqu’au soldat qui les développait à sa manière et en tirait ses conclusions propres, toutes défavorables au général en chef.

En revanche, les chrétiens venus de la montagne et qui vaguaient librement dans le camp ne tarissaient pas d’éloges sur Bonaparte. C’étaient des gens doux qui s’abouchaient volontiers avec les troupiers, les appelaient leurs frères, faisaient sur eux des signes de croix, abondaient en caresses et en présens. Mais ils ne pouvaient se faire entendre que par des drogmans, et leur verbiage religieux assommait à la longue : « Bonaparte était semblable à Samson qui avait déposé les portes de Gaza sur la montagne. Il emporterait celles d’Acre au sommet du mont Turon. »

Ces bêtises-là n’intéressaient pas Lefelle, occupé à remettre son bagage en ordre. Il s’était tressé une corbeille qu’il doubla ensuite avec du cuir ; puis, il la munit d’une sangle mesurée sur le ventre de l’âne et propre à être bouclée autour du bât. Il fit encore un maillot de cuir, fermé en bas par des boucleteaux, en haut par des lacets. Tandis qu’il travaillait, l’enfant, couché « ous un dais que portaient des baïonnettes, jouait avec des morceaux de bois ; la chèvre, autour d’un piquet, broutait. Et le grenadier réfléchissait… Comment la bique, qui ne mangeait que des broutilles de ronces et de mauvais feuillages, pouvait-elle en fabriquer du lait ? Et comment l’enfant, si petit, si tendre et si nu pourrait-il supporter tout ce qu’il faut souffrir avant d’atteindre à l’âge d’homme ? Ses mains deviendraient donc de vraies mains,