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PAPA FÉLIX.

La même phrase pénitente lui revenait à la bouche, chaque fois qu’il expliquait ceci. Le moine eut un haut-le-corps et fit un pas en arrière. Chose étrange, qu’il retrouvât dans la voix de ce soldat la douceur de la langue maternelle, et que chaque mot y retentît pourtant avec un timbre étrange et comme avec un écho d’abîme, — de l’abîme ouvert entre lui, l’homme du rêve et du repentir, et lui l’homme du meurtre et de l’action.

— …J’ai ramassé l’enfant. Je voulais le donner à quelqu’un, mais je n’ai trouvé personne. Alors, je lui ai fait téter une chèvre. Je me disais : Si des fois on passe par Nazareth, je trouverai bien un bon endroit pour le poser. On doit faire la charité, dans ce pays-là, puisque c’est le pays du bon Dieu.

Le religieux s’embarrassa à son tour.

— Sans doute, on la fait. Il y a des fondations… Mais pour ce qui est des enfans, on ne recueille que ceux des chrétiens. Autrement, on n’en finirait plus. Celui-ci est musulman, n’est-ce pas ?

— Dame oui, il doit être musulman…

Jamais Lefelle n’avait réfléchi sur ce point. Car pourquoi se fût-il arrêté à cette distinction subtile, étant devenu quasi musulman lui-même à force de tuer des Turcs et de piller des Turcs ? Puis, dans ce pays de malheur rempli de Grecs, de Maronites, d’Arméniens, bien malin qui pouvait reconnaître les païens d’avec les chrétiens.

— …Mais pour faire un chrétien d’un musulman, ça n’est pas difficile. — Et il tourna son poignet, comme pour renverser une fiole sur le front de l’enfant.

— D’accord, mais on s’occupe d’abord des orphelins qui sont nés dans la religion.

— C’est un petit qui se porte bien, insista Lefelle. Il a des forts membres. 11 sera bon ouvrier.

Et, développant le burnous, il montra le petit être bouclé dans son sac de cuir, et le soupesa sous les yeux du moine avec satisfaction.

— Voyons, il faut arranger cette affaire, reprit le Père avec bonhomie. Je vais me renseigner, intercéder. Pendant ce tempslà, vous entrerez dans l’église, et vous prierez le bon Dieu. Je vois bien que cela ne vous est pas arrivé depuis longtemps. Mais auparavant, buvez un verre de vin. Frère !… appela-t-il de cette voix câline que prennent les religieux pour commander ; et, le serviteur paraissant, il lui donna un ordre en espagnol.

Ce ne fut pas un verre qu’on apporta, mais un carafon tout entier, plein d’un vin chaud et parfumé. Lefelle le vida en silence, disant simplement chaque fois qu’il levait son gobelet :