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pour se tirer d’embarras, le chancelier fit venir chez lui M. d’Oubril et lui dit : « J’apprends que l’empereur hésite ; moi, je connais la Russie, et je vous dis : Il est f… s’il ne fait pas la guerre. »

La guerre se fit, et après que la Russie victorieuse eut arraché à la Turquie le traité de San Stefano, M. de Bismarck prononça un second discours devant le Reichstag. Il n’y tenait pas le langage d’un ami sûr. Il donnait à entendre aux puissances étrangères que si elles n’étaient pas contentes des conditions obtenues par les Russes, elles devaient se charger de les contraindre à rabattre de leurs exigences. Il disait aussi que le soi-disant traité des trois empereurs ne reposait sur aucune stipulation écrite et n’obligeait aucun des trois souverains à se ranger à l’avis des deux autres. Il disait encore que l’Allemagne était peu disposée à jouer le rôle « d’un policeman européen. » C’était encourager l’Angleterre à entrer en campagne contre la Russie. On lui disait clairement : « Faites ce qu’il vous plaira ; nous n’avons pris aucun engagement, et nous ne faisons pas la police en Europe. » La Russie céda, le traité de San Stefano fut revu et corrigé dans le congrès de Berlin, où le chancelier allemand joua le rôle « d’un honnête courtier ». Mais la Russie trouva que le courtier ménageait trop ses ennemis ; qu’il semblait avoir oublié les services rendus : qu’elle recevait moins qu’elle n’avait donné, et dès ce jour elle put se demander si, en recherchant à tout prix l’amitié du cabinet de Berlin, elle ne sacrifiait pas ses intérêts à une tradition qui avait fait son temps.

Dès ce jour aussi, M. de Bismarck parut disposé à déplacer l’axe de sa politique et à chercher son point d’appui à Vienne. Dans le mois de novembre 1879, il eut avec le comte de Saint-Vallier un long et curieux entretien, que notre ambassadeur s’empressa de rapporter à son gouvernement. Le chancelier lui avait raconté à sa manière, à sa façon, les incidens qui avaient déterminé le changement de sa politique : « L’empereur Alexandre II, lui dit-il, voulant jouer le Napoléon Ier, a commencé à parler cet été sur un ton menaçant à nos ambassadeurs. Il a été si loin avec Schweinitz, qui n’a pas su le remettre à sa place comme il convenait, que l’empereur mon maître s’en est ému et a laissé tomber un coin du bandeau qui lui dérobe la lumière du côté de son cher neveu de Russie. J’ai calmé Sa Majesté en lui disant qu’il ne fallait pas prendre au sérieux les paroles d’un homme malade et inconscient, et j’ai prescrit à Schweinitz de tout écouter et de tout rapporter sans jamais parler.

« Andrassy, par mon conseil, a donné les mêmes instructions à son ambassadeur, et le tsar, sans doute encouragé par ce silence, en est venu, au milieu de sorties violentes, d’apostrophes emportées, de griefs sans limite, à formuler nettement, explicitement des menaces de guerre contre nous et l’Autriche. Puis, au mois d’août, après une de ses nuits