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l’éloignement, de l’antipathie qu’on ressentait pour nous. C’est nous bien mal connaître et respecter bien peu la vérité des faits. Cruellement maltraités par la fortune, la seule vertu dont nous fissions cas était cette prudence inquiète et timorée qu’enseignent les grands malheurs. Avant d’avoir reconstitué notre armée et repris quelque confiance en nous-mêmes, notre seule préoccupation était d’éviter soigneusement tout ce qui pouvait mécontenter le cabinet de Berlin, exciter ses ombrages, nous exposer à ses reproches et à ses soupçons. Nous étions infiniment circonspects et réservés ; vivant au jour le jour, à peine avions-nous une politique étrangère, à moins qu’on n’appelle de ce nom l’art de s’effacer et de ne pas se compromettre, c’est-à-dire l’art de ne rien faire et de ne rien vouloir.

Nous sentions bien que la forme de notre gouvernement agréait peu à la Russie, qu’elle attendait pour nous prendre au sérieux que nous eussions un roi ou que notre bonne conduite eût prouvé que nous pouvions nous en passer. Aussi les premières avances qu’elle nous fit furent-elles mal reçues. Nous la soupçonnions, avec raison peut-être, de ne paraître rechercher notre amitié que pour donner de la jalousie à l’Allemagne ; n’était-ce pas le meilleur moyen de ranimer un amour presque éteint, de réveiller le feu qui se mourait sous la cendre ? Dans toutes les marques d’intérêt qui nous venaient de Saint-Pétersbourg, nous ne voulions voir qu’une manœuvre, que des coquetteries artificieuses, et tant qu’a vécu l’empereur Alexandre II, nous étions sur la défensive, nous nous tenions en garde contre « la politique des cantharides ». C’était le temps où M. de Bismarck déclarait avoir trouvé dans la France une femme irréprochable, qui dénonçait elle-même à son mari les entreprises faites contre sa vertu et lui donnait à lire les madrigaux de ses amans. En 1870, comme le prouve la dépêche de M. de Saint-Vallier que j’ai déjà citée, il était encore très content de nous ; il s’en était expliqué nettement dans son entretien avec notre ambassadeur ; il s’était loué du service que lui avait rendu la France en faisant un froid accueil aux ouvertures du général Obrutchef, aux insinuations du prince Gortchakof. « L’attitude loyale du gouvernement français, disait-il, a rendu un grand service à la cause de la paix européenne, et la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg aurait poussé les choses à l’extrême si elle avait trouvé quelque encouragement chez vous. Voilà pourquoi j’ai fait remercier M. Waddington par le prince Hohenlohe… Nos précautions, disait-il encore, sont absolument limitées à la Russie, et ne visent aucune autre puissance, la France moins que toute autre, aussi longtemps qu’elle aura à sa tête un gouvernement et des hommes d’État dans la loyauté desquels nous avons pleine confiance, et qui viennent de nous montrer que la Russie ne pourra pas les attirer dans son jeu. »