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liberté conquise sans tracas et qui a placé peu à peu l’Europe en présence d’un fait accompli, tels sont les dons vraiment supérieurs qui ont rendu cette jeune nation respectable le lendemain du jour où l’on apprenait son existence.

C’est au contraire aux acclamations du monde que le peuple grec a manifesté la sienne. Le canon de Missoloughi a éveillé plus d’échos en Europe, mis en mouvement plus de journalistes, d’orateurs, de diplomates et de poètes, que trois ou quatre révolutions d’un grand peuple : comme s’il appartenait à ce rocher entouré d’eau de fixer l’attention du globe et de changer les proportions des événemens ! À l’ombre du Parthénon, le présent se double de la majesté du passé ; chaque émotion est une réminiscence. Que cette maigre terre, d’un profil si noble, d’une si glorieuse nudité, puisse porter tant de souvenirs et tant d’espérances, c’est un des plus beaux triomphes de l’âme sur la matière. Parmi les États continentaux enfoncés dans la terre grasse, immenses troupeaux humains ruminant leur pâture, il était bon qu’une petite nation nerveuse et vive montrât ce qu’on peut faire encore avec la mer libre et beaucoup d’esprit. La Grèce tout entière n’est qu’un port de refuge et une base d’opération. Un Grec ne renferme pas sa pairie entre le Pinde et Cythère : il la voit répandue sur les flots, qu’il écume de Suez à Gibraltar et de Marseille à Odessa ; et par-delà les mers, il étend la main vers d’autres horizons qu’il possède déjà par la pensée : Smyrne, la Crète, Constantinople même, tant il lui est impossible de distinguer ses souvenirs de ses droits. — C’est, du reste, un trait commun à toutes ces jeunes nations qu’elles vivent, comme on dit, d’espérance et d’eau claire, et que le moment actuel leur semble un point insignifiant dans le vaste tableau de leur destinée. Cette foi robuste est contagieuse. On les aime parce qu’elles espèrent et parce qu’elles croient. Un pèlerin en marche, fût-il maigre et poudreux, est plus beau qu’un fermier qui digère au coin du feu.

Mais il est un spectacle plus attachant encore pour quiconque poursuit le mystère de la vie et cherche à deviner le tableau dans l’ébauche : c’est le travail inachevé qui semble découper, dans le bloc central de l’Europe, de nouvelles figures de peuples. Ailleurs, les nations sont sorties tout armées de la raison d’Etat, comme Minerve du cerveau de Jupiter ; ou bien elles ont brisé le moule historique comme une enveloppe inutile. Petites ou grandes, solides ou fragiles, mais simples et d’un seul jet, l’œil les embrasse aisément. Ici, elles continuent d’évoluer autour d’une vieille monarchie qui les contient, les apaise et les dirige sans les absorber.