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PAPA FÉLIX.


la tête et fit des gestes extravagans ; puis, avec un grand effort, il se leva, ramassa son sac et le boucla sur son dos. Visiblement, il voulait rentrer dans le rang, suivre cette colonne de retour, cadencer sa marche sur cet air accoutumé. Il fit quelques pas en zigzags, le buste oscillant, les jambes hésitantes, paraissant désarticulé de partout : pauvre bête épave qui ne pouvait pas revenir au troupeau. Il tomba et se releva, gagna quatre toises et tomba encore. Puis il se traîna à genoux dans le sable et s’arrêta enfin, refaisant les mêmes grands gestes qui appelaient à l’aide, qui voulaient exprimer on ne sait quel désespoir profond, confus, animal.

Chaque rang, au passage, lui jetait un quolibet :

— Faut croire qu’il a trouvé quelque chose à boire, celui-là.

— Pardi, il a bu du sable, ça lui a donné la colique,

— Il peut rester couché, il a un bon billet de logement.

Lefelle avait marché vers lui. N’osant pas l’approcher, il l’appela de loin et n’eut pas de réponse ; puis, le voyant versé sur le flanc, appuyé des deux mains à terre, il s’avança davantage.

— Eh bien !… C’est toi, Joseph ! dit-il. Eh bien !… Te voilà bien arrangé !

Dhersin tourna vers lui des yeux troubles qui ne le reconnurent pas. Il lui montra du doigt les têtes de colonne disparaissant à l’horizon, et dit une longue phrase plaintive et bredouillée, où se reconnaissait pourtant le mot de « France ».

— Tu crois peut-être que nous revenons en France sans toi ? demanda Lefelle.

— Oui !… gémit le moribond, et son regard, ravivé d’un éclair de conscience, exprima tout à coup tant d’épouvante que Lefelle se mit à pleurer.

— Ah ! mon pauvre Joseph ! tu vas donc mourir à c’t’heure ! Ah ! ta pauvre mère !…

L’autre ne l’entendait plus. Ses prunelles vitreuses se figeaient dans ses yeux sanglans ; ses bras détendus le laissaient glisser à terre d’une chute molle qui marquait le terme de l’agonie, la détente dernière de la volonté. Il rentrait dans cette mort dont il n’était sorti que par hasard, pour un moment de souffrance nouvelle et de plus âpre regret. Il arrangea ses mains sur ses côtés, comme s’il cherchait une pose propre au cercueil et à la tombe ; puis, sa poitrine étant exhaussée par l’épaisseur du sac, sa tête retomba jusque dans le sable ; sa bouche s’ouvrit.

Lefelle, le voyant mort, tirade son sac un mouchoir propre, lavé la veille môme au ruisseau. C’était un foulard jaune orné de devises républicaines, un peu d’étofle française, échappée aux souris d’Égypte. Il en couvrit la face du cadavre et prit soin de fixer chaque angle par un petit caillou. Puis, il se releva, plongé