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d’abstrait, mais aussi de grandiose. Chaque citoyen se dédouble, et vit, pour ainsi dire, deux existences : l’une étroite et resserrée, qui est la sienne, et l’autre, plus vaste, qui est celle de tout un peuple, et dont il reçoit à chaque instant les secousses, comme si chaque fibre d’un même corps se réjouissait ou suffrait pour le corps tout entier.

Ce n’est point ici le lieu de tracer les miracles accomplis par ces millions d’hommes, lorsqu’ils se meuvent à la voix de leur chef ou qu’ils répondent à l’appel de leurs mandataires ; ni les effets de cette sollicitude qui s’étend aux membres les plus déshérités de la famille humaine, les plaint, les instruit, les élève, et fait d’une même nation comme une longue chaîne dont tous les anneaux se tiennent. Il suffit de montrer que, dans les affaires extérieures, l’intervention des peuples a changé de fond en comble les conditions de la politique.

À la différence de l’ancien régime, où l’intérêt d’Etat se confondait avec la grandeur des maisons royales et n’apercevait ni le but précis ni le terme de ses entreprises, l’homme d’Etat moderne travaille à constituer des nations. Quand il impose silence au vœu des peuples, c’est qu’il espère modifier à la longue leurs sentimens et qu’il en appelle des générations présentes aux générations futures. Mais il sait que les nations jugeront la solidité de son œuvre. Par suite, les lignes générales de la politique sont moins flottantes qu’autrefois. Toutes les frontières n’apparaissent pas comme des homes essentiellement provisoires que le hasard d’une guerre peut sans cesse déplacer. Les revendications sont plus précises et plus limitées. Elles n’ouvrent plus, devant l’imagination des peuples, des perspectives presque indéfinies ; elles laissent, par suite, moins de place aux fantaisies ambitieuses. Sans doute la force et l’intérêt n’ont pas dit leur dernier mot ; mais c’est une force mieux réglée, un intérêt mieux entendu. La politique de conquête n’est pas définitivement condamnée, nous le savons par expérience ; mais, en Europe, elle devient de plus en plus difficile à pratiquer ; car il ne s’agit pas seulement de prendre, il faut aussi conserver. Or, une nation vivante qu’on démembre, ou dont on dispose malgré elle, restant toujours irréconciliable, on doit, pour la maintenir dans l’obéissance, dépenser un luxe de précautions et de forces bien supérieur à l’avantage qu’on en tire. À ce prix, le métier de conquérant ne vaut plus rien et les conquêtes coûtent plus qu’elles ne rapportent. Il est donc probable que les gouvernemens seront moins jaloux d’acquérir qu’attentifs à conserver ; qu’ils entreprendront moins sur l’indépendance des peuples et se borneront à la défense de