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pas non plus de peur d'être accusé de travailler trop pour obtenir de fortes journées ; et enfin un troisième, qui sera l'ami du porion et qui gagnera 8 à 9 francs par jour, ne consentira pas à remettre sa fiche, et pour cause. Impossible donc d'établir une moyenne exacte. C'est pour cela que le syndicat réclame le double carnet. » Il n'est pas difficile de dégager la pensée secrète qui veut se dérober sous le langage, en apparence conciliant, de l'organe du syndicat. M. Evrard est un homme modéré qui voudrait étouffer les conflits et éteindre les grèves ; pourtant sa pensée s'inspire de la plus cruelle tyrannie. L'ouvrier ne veut pas dire ce qu'il gagne ? il faut l'y contraindre. Cet ouvrier travaille trop, il gagne trop d'argent ? Il faut qu'il limite son adresse, son activité, son courage, eût-il un vieux père et dix enfans à nourrir, fût-il hanté du désir sain de l'épargne en prévision des mauvais jours. C'est un bon ouvrier, il faut qu'il se résigne à devenir un ouvrier médiocre. Mais celui que le porion favorise ? Le porion ne peut-il pas avoir des amis parmi les « syndiqués » tout aussi bien que parmi les ouvriers qu'on flétrit du surnom de « blanches mains », de « frotte-manche » et autres synonymes dans la langue des mineurs aux épithètes de flatteurs et de courtisans. À un autre but encore tend le syndicat en réclamant un double livret de paye ; il veut obliger les ouvriers qui n'en font point partie à s'y réfugier pour échapper aux persécutions que le double livret prépare contre eux. Tous les « syndiqués » ne sont pas mauvais ouvriers ; on peut toutefois reconnaître qu'en dehors des syndicats il est des ouvriers excellens, courageux, pleins d'honneur, esclaves de leur devoir. Ils se considèrent comme liés aux compagnies par le contrat de louage et se persuadent qu'ils doivent encore quelque chose de plus beau que leur travail au patron qui leur distribue les plus hauts salaires de l'industrie et les aide à élever une famille honnête et laborieuse. Nous en avons vu un l'autre jour qu'une bande de vauriens est venue assaillir dans sa maison. On brise ses fenêtres, on démolit sa porte, on blesse deux fois sa femme, on va tuer son enfant au berceau. Il sort de chez lui, saisit sa fourche et poursuit ses agresseurs qui fuient dans les champs. Il en blesse un qui ose lui faire face, et en entraîne un autre prisonnier. Il faudrait une récompense à ce jeune homme de 21 ans, si courageux et si fier de son indépendance.

Ce despotisme que le syndicat veut imposer à toute la population minière de la contrée, il essaie de le justifier par des chiffres erronés et des allégations inexactes. M. Evrard, en homme modéré, s'étonne qu'un ingénieur qui a consacré toute sa vie au service de sa société et qui par le labeur le plus intelligent et le