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Le syndicat, qui sentait le terrain se dérober sous lui, s’était empressé d’adhérer à ce simulacre de conciliation, tout en laissant dire autour de lui que cette loi était « absurde, inexécutable, votée à la hâte pour donner aux électeurs ouvriers un semblant de satisfaction ». Il y avait beaucoup de vrai dans cette appréciation. Néanmoins le syndicat avait fait désigner des délégués pour le cas où l’arbitrage aurait lieu. Ce n’avait pas été sans difficulté qu’on était parvenu à former une liste ; les personnages les plus influens se mefiaient les uns des autres. Le syndicat aurait eu mauvaise grâce à repousser l’arbitrage en principe : c’est lui qui formulait des demandes. Les compagnies ne demandaient rien et se maintenaient dans les limites de 1891. L’arbitrage pour elles était sans cause et sans raison. Elles étaient unanimes à le repousser. La situation se tend, les violences entrent résolument en jeu. Plusieurs maisons d’ouvriers qui travaillent sont attaquées par des pierres, par la dynamite à Bruay, à Liévin. Une sentinelle attaquée à Vendin-le-Vieil tire le premier coup de feu. On essaie de faire sauter un pont des mines de Lens. « Nous avions des patrouilles nombreuses, qui empêchaient les ouvriers de sortir de chez eux, » dit un gréviste. « Les patrouilles des grévistes pour interdire le travail aux ouvriers libres sont imposées par le devoir ; » les patrouilles des militaires pour protéger la liberté du travail sont « odieuses, criminelles. » De là à un conflit sanglant il n’y aurait qu’un pas si les cavaliers laissaient les groupes se former, et si la patience des soldats et de leurs chefs n’était strictement imposée par des ordres venus de haut. Il est évident que l’autorité fait ses efforts pour éviter une collision. Cependant les députés appelés de Paris laissent entendre qu’on la cherche. Nous voyons dès lors défiler les orateurs dont M. Basly est allé solliciter le concours : MM. Millerand. Baudin, Sembat, Constant, Calvinhac, Fabérol, Vaillant, Waller, Pelletan, auxquels se joignent quelques avocats, des journalistes et jusqu’à une femme, Mme Paule Minck, à qui les femmes des grévistes apporteront des bouquets, en attendant que les gendarmes la conduisent devant le tribunal de Lille. Tous ces orateurs, dont plusieurs ont plus de talent qu’il n’en faut souvent pour remuer les masses, abandonnent la question des salaires pour aborder vivement la question sociale. Ces hommes, qui ne seraient d’accord sur aucun point s’ils tentaient de préciser leurs idées, se rencontrent dans une pensée commune, que la société est mal faite, que le capital étouffe le travail, que tout patron est un exploiteur, l’ouvrier un esclave, qu’il a droit à tout, le chef qui l’emploie à rien. Quelques-uns, à qui l’on a mis des chiffres et des statistiques sous les yeux, s’indignent que les compagnies réalisent annuellement de si gros bénéfices, « alors que leurs ouvriers n’ont