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première haleine du printemps. Aucun bruit n’arrivait du dehors, sinon de loin en loin le roulement sourd et passager d’une voiture sur le pavé de quelque rue voisine. Nous ne nous parlions pas, et je la voyais à peine ; mais à la pression de son bras contre le mien, je sentais le rythme de son cœur s’accélérer, ses nerfs s’ébranler et tout ce qu’il y avait de féminin palpiter en elle.

Lorsque, à l’heure du thé, nous rentrâmes dans le cercle de la lampe, je fus frappé de l’expression étrange de ses yeux, subitement agrandis comme s’ils venaient de s’éveiller à un monde nouveau.

De ce soir-là en effet, une vie nouvelle commença pour elle. Pendant trois, quatre semaines (je ne me rappelle au juste, car aucun événement extérieur ne nous mesurait le temps), elle eut une crise et comme une fièvre douce de bonheur.

La joie de son cœur, glissant à travers ses paupières, illuminait son visage. C’était en elle une détente de l’âme, une expansion des sens, un rayonnement de tout l’être, quelque chose de spontané et de vivifiant comme les grandes roses éclatantes qui embaumaient son salon, comme le printemps fleuri qui s’épanouissait au dehors. Elle était infiniment séduisante et précieuse ainsi.

Mais ce qui lui donnait peut-être le plus de charme à mes yeux, c’était son inconscience : elle aimait sans se douter qu’elle aimât. Assurément, si la pensée d’un amour irrégulier se fût offerte à son esprit, elle aurait trouvé dans son honnêteté native la force de l’écarter aussitôt. Mais l’amour ne l’avait pas envahie avec ses troubles et ses signes habituels : il s’était glissé en elle lentement, sous les formes les plus insidieuses. Et comme, de ma part non plus, rien dans mon attitude ni dans mon langage n’avait pu l’éclairer sur elle-même, comme sa sécurité restait entière, elle s’abandonnait, sans se défendre, au sentiment qui la pénétrait.

Elle était à cet âge d’or du cœur, où l’amour se suffit à lui-même, et, s’improvisant un passé, oubliant l’avenir, tout absorbé par ses propres émotions, ne songe même pas à se demander s’il est payé de retour. Elle n’exigeait ni transports ni adorations ; elle n’avouait rien, ne demandait rien. Et j’admirais combien il lui fallait peu pour entretenir son illusion. Pas une fois le mot d’amour n’avait été prononcé entre nous. Elle avait créé elle-même son rêve et je n’en étais que l’occasion. Elle aimait parce que sa nature était d’être aimante, elle exhalait de la tendresse aussi inconsciemment qu’une fleur produit son parfum.

V

Mais, plus elle s’affermissait dans ces sentimens, et plus aussi se confirmaient en moi mes craintes et mes prévisions.