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l’habileté de sir Charles Russell pour transformer l’ordre du jour de « blâme » en un ordre du jour de « regret ». Quelqu’un avait été plus loin que le blâme et parlé d’un coup de pied qui aurait envoyé le ministère rouler par terre.

Que dire enfin de l’Irlande, sinon qu’elle semble s’étudier à perdre toutes les sympathies qu’elle avait gagnées ? Chaque jour, chaque heure rend plus apparente la faute commise par M. Gladstone lorsqu’il a sacrifié Parnell aux pudeurs des non-conformistes, aux méfiances de l’épiscopat catholique, et surtout aux jalousies des collègues du grand leader, aussi las d’obéir qu’ils étaient incapables de commander. Justin Mac Carthy est le soliveau qui succède à la grue. Dillon et O’Brien ne sont que des émeutiers. Healy s’est compromis par la bassesse de ses procédés. Blake, qu’on est allé chercher au Canada pour le replanter en terre anglaise, n’a pas pris : les hommes d’Etat ne se dépotent pas comme des géraniums. Sexton, le seul du groupe qui ait une réelle valeur, est en suspicion, parce qu’il n’obéit pas assez docilement à la consigne reçue de l’archevêché de Dublin. Le sentiment de l’Angleterre, en ce qui touche le home rule, c’est une profonde, incurable, mortelle lassitude. Le seul nom de home rule donne la nausée. Qu’on le sache ou non, qu’on l’avoue ou non, il y avait déjà un commencement de fatigue et de dégoût dans l’idée même d’où est sorti le mouvement actuel. La présence des Irlandais à Westminster détruisait le dualisme sans lequel le parlementarisme n’est qu’un ignoble marchandage ; elle faussait le jeu des institutions. « Puisqu’ils ne sont bons à rien, puisqu’ils troublent nos délibérations et nous diffament devant l’Europe, qu’ils aillent au diable et qu’on n’entende plus parler d’eux ! » Mais on a réfléchi. Un parlement à College-Green, plus d’Irlandais à Westminster : alors c’est la séparation complète, l’Irlande étrangère, peut-être ennemie ! Et que deviendrait le parti libéral, privé de ces quatre-vingts voix ? Le bill de 1880 renvoyait les Irlandais légiférer au-delà du canal Saint-Georges ; celui de 1893 les garde à Westminster : maîtres chez eux, arbitres de la politique anglaise. La victime d’hier sera demain une privilégiée. Cela est énorme, monstrueux, cela n’a pas le sens commun, tout le monde le sent. On admet, avec lord Rosebery, qu’il faut « faire quelque chose », mais personne ne sait dire quoi.

Le curieux c’est que l’Irlande se rendort apathique, indifférente, apaisée par un commencement de bien-être matériel et par les hommages qu’on lui rend, dégoûtée peut-être par l’inintelligence et la mésintelligence de ses chefs. En Angleterre, neuf hommes sur dix, je devrais dire quatre-vingt-dix-neuf sur cent,