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affaires générales, écrivit-il à Junot, mais il ne l’a pas pour les affaires plus intimes. » Et il ajoutait : « Vous ne lui laisserez pas voir que vous êtes chargé d’aucune communication… vous serez poli avec lui et bon camarade, mais sans cependant lui laisser prendre avec vous aucun empire, ni aucune espèce de ton. » On sait que Napoléon n’aimait pas les militaires qui n’avaient point servi avec lui, qui n’étaient point de son temps, encore moins ceux qui avaient été ses supérieurs et dont il pouvait redouter la familiarité ; il sentait bien d’ailleurs que Beurnonville ne verrait pas de bon œil les pourparlers de Junot avec le gouvernement espagnol, et il s’attachait avec autant de soin à prévenir sa curiosité inopportune qu’à assurer une complète indépendance à l’envoyé spécial qui était son agent personnel et en pleine possession de ce qu’on pourrait appeler « le secret de l’empereur »[1].

Ce « secret », en ce qui concernait l’Espagne, fut résumé par lui dans une dépêche d’instructions qu’il dicta pour le général Junot le 23 février 1805. Nous rapporterons plus loin les directions qu’il lui fit adresser par M. de Talleyrand pour son ambassade à Lisbonne, la lettre du 23 février étant exclusivement destinée à régler sa conduite à Madrid. Elle avait pour objet de déterminer ce qu’il attendait de l’Espagne tant pour le concours maritime de cette puissance que pour sa coopération à la politique française en Portugal. Il recommandait d’abord à Junot d’insister avec une inébranlable fermeté auprès de Sa Majesté Catholique pour le prompt équipement des flottes espagnoles. Il faut, disait-il, « qu’elles soient prêtes pour les grandes expéditions que je médite ». On connaît la gigantesque manœuvre imaginée par Napoléon pour tromper par un circuit en Amérique la surveillance des escadres anglaises et les éloigner ainsi de la Manche au moment où les troupes du camp de Boulogne tenteraient le passage du détroit. Pour une telle entreprise, dont le but, dans la pensée de l’empereur, était, soit de donner le change aux bâtimens britanniques, soit de les occuper assez longtemps à l’entrée de la Manche pour permettre le transport de l’année en Angleterre, des forces considérables étaient nécessaires : il exigeait donc que les escadres espagnoles de Cadix et du Ferrol, composées l’une et l’autre de six vaisseaux de ligne et de plusieurs frégates, fussent en mesure du 20 au 30 mars, pourvues de tout un matériel qu’il

  1. Voir sur le général Beurnonville un ouvrage récent, puisé aux meilleures sources et intitulé : l’Ambassade française en Espagne pendant la Révolution, par M. de Grandmaison. Plon, 1893. On y trouve de très intéressans détails sur ce personnage et notre situation en Espagne sous le Consulat et dans les premiers temps de l’Empire.